Qu’est-ce que je sais de
Mayotte ? Rien, ou à peu près. Je me souviens que ma copine Catherine R.,
prof d’éco-gestion, s’ennuyait à Mâcon et avait demandé sa mutation sur tout
poste dans les DOM-TOM au début des années 2000, et qu’elle avait été nommée au
lycée de Mamoudzou. Elle y est restée quelques années, fascinée par le lagon
mais quelque peu déconcertée par le niveau des élèves. Elle en est repartie
avant que Mayotte devienne le 101e département français – Cathie
avait l’âme d’une expat’ dom-tomienne, elle a enseigné ensuite en Guyane, puis
à la Réunion. Je ne sais pas où elle est aujourd’hui.
Qu’est-ce que je sais de
Mayotte ? Rien, ou à peu près. L’année dernière, dans la promo de BTS où
je sévissais (et sévis encore), deux de mes étudiantes étaient mahoraises, mais
elles n’ont jamais parlé de leur île, ni aux profs ni à leurs condisciples.
Elles ont abandonné la formation en cours de route. J’ai vu très peu de
reportages sur la situation à Mayotte, peut-être qu’on en parle à la télévision
et à la radio, j’ai dû rater quelques trucs. J’avais la vague idée que ce
département français de l’océan indien devait être assailli par les réfugiés,
puisque que c’est une des entrées de l’Europe, mais où sont les images ?
Où lit-on les récits, les descriptions des bidonvilles, l’arrivée des kwassas kwassas, ces barques locales,
surchargées de femmes enceintes venant accoucher sur ce bout de
France ? Pourquoi ne savais-je pas
que la population sur le territoire mahorais avait doublé en quelques années et
que la maternité de Mamoudzou était « devenue la plus grande de
France » ? Qui est le député de Mayotte ? Le préfet ? Je
n’en ai aucune idée. (Wikipédia m’apprend qu’il y a deux circonscriptions, et
donc deux députés, sur l’île : Boinali Saïd, DVG, et Ibrahim Aboubacar, PS).
Le préfet, quand à lui, se nomme Frédéric Veau, il est en poste depuis le 23
mai 2016. Je n’ai jamais entendu parler ni de ces députés ni de ce préfet,
alors que je connais les noms des maires de Calais et de Lampedusa, par
exemple.
Avec Tropique de la violence, le roman pallie les manques du
journalisme, et remet l’information à sa place (vacante, en l’occurrence).
Nathacha Appanah ne rédige en aucune façon un reportage un peu poussé sur la
situation particulière, particulièrement violente et particulièrement
inquiétante, de Mayotte. Elle campe sur ses positions d’écrivain, et crée un
univers fictionnel ancré autant dans l’actualité que dans la tradition de la
littérature des enfants perdus. Car Mayotte, c’est bien l’île des enfants
perdus. Le petit héros, Moïse, débarque d’un kwassa kwassa dans les bras de sa mère. C’est une enfant, ou
presque – elle n’a pas dix-sept ans – qui a emmailloté, serré dans des
bandelettes, momifié, son bébé maudit. Moïse est noir, mais un de ses yeux est
vert. Voilà un signe diabolique. Rescapée du voyage en barque, accueillie à
l’hôpital, la mère explique la malédiction et s’enfuit. Moïse sera élevé par
une infirmière blanche, divorcée et en mal d’enfant. Il est sauvé, croit-on. Il
l’est dans ses premières années. Jusqu’à ce qu’il se retrouve seul au monde,
incapable d’annoncer aux voisins, à quiconque, la mort de sa mère adoptive. Moïse
est à la dérive, il ne veut pas être seul, et son unique échappatoire est
d’intégrer une bande, un gang, d’enfants seuls comme lui.
Et des enfants seuls,
n’ayant connu ni foyer ni école, il y en a, dans les rues de Mayotte ! Il
n’y a presque que ça. Enfants de migrants nés sur l’île, enfants arrivés là
pour être confiés à des oncles, des cousins, puis jetés à la rue à
l’adolescence, enfants clandestins sans autre parade que le regroupement, la
hiérarchie stricte des gangs, l’obéissance au chef. Le chef, il s’appelle
Bruce. Enfin, pas vraiment, mais il veut qu’on l’appelle Bruce, comme dans Batman. Bruce règne sur le petit peuple
des enfants du plus grand bidonville de l’île, Kaweni, situé près de la
capitale Mamoudzou. Mais on ne dit pas Kaweni, on dit « Gaza ». Il y
a en France, dans un coin de France de l’océan indien, un endroit que l’on
appelle Gaza. (Je renvoie plus haut pour les noms des députés locaux, et celui
du préfet. J’aurais bien aimé apprendre autrement que par la littérature cet
état de fait). Bruce veut faire de cette Kaweni-Gaza une Gotham City. C’est un
contresens évident, non souligné par le texte, mais suggéré : Bruce Wayne
est un milliardaire super-héros, un pourfendeur du crime. Le Bruce de Tropique de la violence est un caïd de
15 ans, un ado au cerveau explosé par la drogue, sans attache, sans culture,
sans référence.
Le roman est bâti sur des
voix narratives différentes, et différenciées du point de vue du style. On y
entend Marie, la mère adoptive de Moïse ; Moïse l’enfant deux fois
abandonné ; Bruce le caïd ; Olivier le policier ; Stéphane le
jeune coopérant, venu à Mayotte avec de grandes idées et de petits moyens. L’alternance
des points de vue dresse un tableau à peu près complet de la tragédie. Car Tropique de la violence est une
tragédie, une histoire qui parle de destin et fatum, un roman qui brasse les mythes – antiques et contemporains,
de Moïse (1) à Batman –, un texte qui donne à entendre ce qui n’est pas audible
et à voir ce que, peut-être, on nous cache ou veut nous cacher. C’est en
France, aujourd’hui. Mayotte. Le 101e département français.
Qu’est-ce que je savais, au
fond, de Nathacha Appanah ? Pas grand-chose. Je l’ai croisée dans les
couloirs de l’établissement dans lequel j’enseigne, elle était venue dialoguer avec
les élèves de ma collègue de Lettres Anne-Marie B. il y a quelques années, à
l’occasion de la Fête du livre de Bron. Je me souviens qu’elle était douce,
qu’elle parlait doucement, que les élèves l’écoutaient. Je ne me souviens plus
du roman dont elle était venue parler. Je l’avais lu, sans doute, et je l’ai oublié.
Mais je ne suis pas près d’oublier ce Tropique
de la violence. Outre que ce roman met en lumière un pan non négligeable de
l’actualité nationale qui me semble singulièrement négligé, il est d’une
sensibilité magnifique, cernant au plus près des personnages à la fois uniques
et emblématiques. Les voix qu’on y entend – et qui nous parlent, parfois,
d’au-delà de la mort – sont vraies sans être réelles : c’est là l’apanage
de la littérature.
*
Notes
(1) Moïse, le petit héros de
Tropique de la violence aux yeux
différenciés, lit et relit L’Enfant et la
rivière d’Henri Bosco. Au-delà des mérites de ce roman presque oublié
aujourd’hui, on remarquera l’adéquation décalée entre le prénom du personnage
et le titre du roman de Bosco – le Moïse biblique est confié au fleuve Nil tandis
que le Moïse de Nathacha Appanah est rescapé d’une traversée océanique. Le chien
du Moïse de Tropique de la violence
est appelé Bosco, en hommage à l’auteur de L’Enfant
et la rivière. Ce chien, moche et fidèle, est le seul point d’ancrage sensible
du petit héros après la perte de sa mère adoptive, celui qui lui permettra de
vaincre le caïd, mais précipitera sa chute.