samedi 10 septembre 2016

Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet d’Antoine Bello

Antoine Bello, Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet, éd. Gallimard, 2010 et éd. Folio, 2012.

Finalement, chez Bello, il est toujours question d’écrire un livre. Ou tout au moins d’écrire un texte qui se tienne, de partir d’une réalité mystérieuse, incompréhensible ou injuste, et d’en faire un roman, ou un dossier argumenté. Les personnages principaux des romans d’Antoine Bello sont en quelque sorte conduits, si ce n’est forcés, à devenir romanciers. Déroulons à rebours : dans Ada (2016) le flic est poète et l’ordinateur rédige des romans sentimentaux ; dans Roman américain (2014) deux anciens condisciples d’université se penchent sur le phénomène du Life settlement : leur correspondance par mail, les articles de l’un et le journal de l’autre sont la promesse du grand roman américain ; dans Les Falsificateurs (2007) une organisation occulte dévie légèrement le cours du passé ou du présent, le héros rédige un rapport sur les Bochimans, rapport truffé d’inventions et de fausses références, qui permettra de braquer les projecteurs de l’actualité sur ce peuple d’Afrique australe en voie d’extinction. Les écrivains d’Antoine Bello – même si aucun de ses protagonistes n’exerce réellement cette profession – œuvrent sans le vouloir, et presque sans le savoir, à élargir la vision que leurs futurs lecteurs ont du monde.

Dans Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet (2010), le détective Achille Dunot souffre d’une forme étrange d’amnésie, que l’on nomme antérograde : au sortir du sommeil de la nuit, la journée de la veille a été effacée, comme toutes les journées depuis le traumatisme initial (ici, un accident). Dunot a la mémoire intacte pour tout ce qui précède cet accident, il se souvient de ce qu’il a lu, des personnes qu’il a rencontrées, de son enfance, il reconnaît sa femme et ses anciens collègues, mais rien de neuf ne peut s’inscrire dans son cerveau. Chaque jour est un jour vierge de la veille et des jours précédents. Peut-on enquêter lorsqu’on a le cerveau qui dysfonctionne ainsi ? Oui, à condition de consigner dans un cahier, chaque jour, les avancées de l’enquête, la teneur des interrogatoires, et les impressions ressenties sur le moment. A condition, également, qu’une épouse attentionnée rappelle à son mari amnésique, chaque matin, qu’il a été chargé d’une enquête, et que tout est écrit dans un cahier. A condition, bien entendu, pour l’enquêteur, de relire chaque matin ce qu’il a écrit la veille, et les jours d’avant. L’enquête ne repart pas quotidiennement à zéro, puisque les faits et les réflexions sont consignés, mais le regard de l’enquêteur est neuf à chaque relecture. C’est là, peut-être, un avantage, un gage d’impartialité.

L’enquête que l’on confie à Dunot est un modèle du genre : une femme riche et son amant disparaissent, le mari volage est soupçonné, il est en garde à vue. Cela n’est pas sans rappeler tel ou tel fait divers. Le mari a-t-il tué la femme et l’amant ? Où sont les corps ? Les personnages semblent archétypiques : la riche héritière déçue par son époux, la gouvernante vieille fille, la meilleure amie très belle, le notaire sorti tout droit d’une étude du début du XXe siècle… Ce sont les personnages emblématiques du roman de détective canonique, des personnages à la Agatha Christie. Achille Dunot fait confiance à ses petites cellules grises pour résoudre l’enquête, comme son modèle Hercule Poirot.

Agatha (on ne la nomme jamais autrement dans le roman, non avec familiarité mais pour mettre en évidence la filiation romanesque) est un des personnages de L’Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet. Elle en est un personnage – en presque creux –, l’inspiratrice et l’organisatrice. Les personnages d’Agatha, et les intrigues qu’elle a imaginées, servent à faire progresser l’enquête de Dunot. Mais l’enquête de l’enquêteur ne porte pas seulement sur la disparition d’Emilie et de son amant, et sur la plausible culpabilité de l’époux. Il s’agit aussi, pour Dunot, d’avoir l’impression d’avancer quand pour lui la vie est figée. De parvenir à s’extraire de l’enquête après s’y être presque noyé. De reprendre en considération la vie quotidienne et familiale quand pour lui elle ne signifie plus rien. Agatha, et son double romanesque Ariadne Oliver, sont les déesses tutélaires bénéfiques de son cheminement, quand Hercule Poirot, auquel il s’identifie, apparaît comme un personnage monolithique et rigide, incitant parfois les coupables au suicide pour éviter un procès dont l’issue s’avèrerait aléatoire. Dunot doit se reprendre en mains, doit oublier ses cellules grises, si rassurantes et pourtant aliénantes. Il doit s’extraire de l’enquête pour voir et considérer ce qui se passe réellement autour de lui. La maladie de sa femme, par exemple. La vie a un déroulé, qui pour lui s’est figé, mais qu’il doit apprendre à prendre en compte.

Une bonne connaissance de l’œuvre d’Agatha (Christie) semble indispensable pour goûter pleinement ce roman d’Antoine Bello. Si l’on ignore qui est le docteur Sheppard, si l’on ne sait rien du rôle particulier du juge dans Dix petits nègres, si l’on n’a pas lu L’Heure zéro ou ABC contre Poirot, et bien d’autres histoires de la reine du crime, on sera déçu d’apprendre le nom des assassins et le déroulé des enquêtes. Les deux ouvrages les plus réjouissants à propos de l’œuvre d’A.C. – Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard et Agatha Christie, l’écriture du crime d’Annie Combes – sont également utilisés par Antoine Bello, sous forme d’hommage et d’avancée de l’enquête.


Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet est un roman, sans conteste. Et un foutu bon roman, que l’on ne peut pas lâcher avant la résolution. C’est également un essai sur Hercule Poirot, ses méthodes et ses failles. Mais c’est aussi – et peut-être surtout – une réflexion sur le pouvoir constructif du roman : Dunot est le lecteur de sa propre écriture, qu’il découvre chaque jour ; Antoine Bello est l’écrivain qui se réfère à Agathe Christie pour bâtir une intrigue ; le lecteur d’Antoine Bello lit Dunot qui a lu Agatha Christie et s’y réfère. Toutes ces imbrications structurelles bâtissent un monde romanesque qui a pour base le fait divers, la vie de province, le mariage et l’argent, les limites de la justice. Et l’on retombe de plain-pied dans notre monde, qui ne trouve d’explication que dans la fiction.