Finalement, chez Bello, il
est toujours question d’écrire un livre. Ou tout au moins d’écrire un texte qui
se tienne, de partir d’une réalité mystérieuse, incompréhensible ou injuste, et
d’en faire un roman, ou un dossier argumenté. Les personnages principaux des
romans d’Antoine Bello sont en quelque sorte conduits, si ce n’est forcés, à
devenir romanciers. Déroulons à rebours : dans Ada (2016) le flic est poète et l’ordinateur rédige des romans
sentimentaux ; dans Roman américain
(2014) deux anciens condisciples d’université se penchent sur le phénomène du Life settlement : leur
correspondance par mail, les articles de l’un et le journal de l’autre sont la
promesse du grand roman américain ; dans Les Falsificateurs (2007) une organisation occulte dévie légèrement
le cours du passé ou du présent, le héros rédige un rapport sur les Bochimans,
rapport truffé d’inventions et de fausses références, qui permettra de braquer
les projecteurs de l’actualité sur ce peuple d’Afrique australe en voie
d’extinction. Les écrivains d’Antoine Bello – même si aucun de ses
protagonistes n’exerce réellement cette profession – œuvrent sans le vouloir,
et presque sans le savoir, à élargir la vision que leurs futurs lecteurs ont du
monde.
Dans Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet (2010), le détective
Achille Dunot souffre d’une forme étrange d’amnésie, que l’on nomme
antérograde : au sortir du sommeil de la nuit, la journée de la veille a
été effacée, comme toutes les journées depuis le traumatisme initial (ici, un
accident). Dunot a la mémoire intacte pour tout ce qui précède cet accident, il
se souvient de ce qu’il a lu, des personnes qu’il a rencontrées, de son
enfance, il reconnaît sa femme et ses anciens collègues, mais rien de neuf ne
peut s’inscrire dans son cerveau. Chaque jour est un jour vierge de la veille
et des jours précédents. Peut-on enquêter lorsqu’on a le cerveau qui
dysfonctionne ainsi ? Oui, à condition de consigner dans un cahier, chaque
jour, les avancées de l’enquête, la teneur des interrogatoires, et les
impressions ressenties sur le moment. A condition, également, qu’une épouse attentionnée
rappelle à son mari amnésique, chaque matin, qu’il a été chargé d’une enquête,
et que tout est écrit dans un cahier. A condition, bien entendu, pour
l’enquêteur, de relire chaque matin ce qu’il a écrit la veille, et les jours
d’avant. L’enquête ne repart pas quotidiennement à zéro, puisque les faits et
les réflexions sont consignés, mais le regard de l’enquêteur est neuf à chaque
relecture. C’est là, peut-être, un avantage, un gage d’impartialité.
L’enquête que l’on confie à
Dunot est un modèle du genre : une femme riche et son amant disparaissent,
le mari volage est soupçonné, il est en garde à vue. Cela n’est pas sans
rappeler tel ou tel fait divers. Le mari a-t-il tué la femme et l’amant ?
Où sont les corps ? Les personnages semblent archétypiques : la riche
héritière déçue par son époux, la gouvernante vieille fille, la meilleure amie
très belle, le notaire sorti tout droit d’une étude du début du XXe siècle… Ce
sont les personnages emblématiques du roman de détective canonique, des personnages
à la Agatha Christie. Achille Dunot fait confiance à ses petites cellules
grises pour résoudre l’enquête, comme son modèle Hercule Poirot.
Agatha (on ne la nomme
jamais autrement dans le roman, non avec familiarité mais pour mettre en
évidence la filiation romanesque) est un des personnages de L’Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet.
Elle en est un personnage – en presque creux –, l’inspiratrice et
l’organisatrice. Les personnages d’Agatha, et les intrigues qu’elle a
imaginées, servent à faire progresser l’enquête de Dunot. Mais l’enquête de
l’enquêteur ne porte pas seulement sur la disparition d’Emilie et de son amant,
et sur la plausible culpabilité de l’époux. Il s’agit aussi, pour Dunot,
d’avoir l’impression d’avancer quand pour lui la vie est figée. De parvenir à s’extraire
de l’enquête après s’y être presque noyé. De reprendre en considération la vie
quotidienne et familiale quand pour lui elle ne signifie plus rien. Agatha, et
son double romanesque Ariadne Oliver, sont les déesses tutélaires bénéfiques de
son cheminement, quand Hercule Poirot, auquel il s’identifie, apparaît comme un
personnage monolithique et rigide, incitant parfois les coupables au suicide
pour éviter un procès dont l’issue s’avèrerait aléatoire. Dunot doit se
reprendre en mains, doit oublier ses cellules grises, si rassurantes et
pourtant aliénantes. Il doit s’extraire de l’enquête pour voir et considérer ce
qui se passe réellement autour de lui. La maladie de sa femme, par exemple. La
vie a un déroulé, qui pour lui s’est figé, mais qu’il doit apprendre à prendre
en compte.
Une bonne connaissance de
l’œuvre d’Agatha (Christie) semble indispensable pour goûter pleinement ce
roman d’Antoine Bello. Si l’on ignore qui est le docteur Sheppard, si l’on ne
sait rien du rôle particulier du juge dans Dix
petits nègres, si l’on n’a pas lu L’Heure
zéro ou ABC contre Poirot, et
bien d’autres histoires de la reine du crime, on sera déçu d’apprendre le nom
des assassins et le déroulé des enquêtes. Les deux ouvrages les plus
réjouissants à propos de l’œuvre d’A.C. – Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard et Agatha Christie, l’écriture du crime d’Annie Combes – sont
également utilisés par Antoine Bello, sous forme d’hommage et d’avancée de
l’enquête.
Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet est un roman, sans conteste. Et un foutu bon
roman, que l’on ne peut pas lâcher avant la résolution. C’est également un
essai sur Hercule Poirot, ses méthodes et ses failles. Mais c’est aussi – et peut-être
surtout – une réflexion sur le pouvoir constructif du roman : Dunot est le
lecteur de sa propre écriture, qu’il découvre chaque jour ; Antoine Bello
est l’écrivain qui se réfère à Agathe Christie pour bâtir une intrigue ;
le lecteur d’Antoine Bello lit Dunot qui a lu Agatha Christie et s’y réfère.
Toutes ces imbrications structurelles bâtissent un monde romanesque qui a pour
base le fait divers, la vie de province, le mariage et l’argent, les limites de
la justice. Et l’on retombe de plain-pied dans notre monde, qui ne trouve d’explication
que dans la fiction.