Je ne révèle ici aucun
secret : ce qui m’occupe, c’est la fiction. Autant dire, la torsion de la
réalité brute. Je l’avoue : mon film préféré est Le Prestige de Christopher Nolan, l’histoire de deux
illusionnistes, l’adaptation d’un roman de Christopher Priest. La magie,
l’illusion, ça a à voir avec la fiction. Les numéros de grande illusion – femmes
tranchées en deux et tigres apparaissant à la place de colombes – ont peu à peu
été supplantés par les numéros de mentalistes. Encore que… Les enfants des années
60 se souviennent peut-être de Myr et Myroska, que l’on regardait, ébahis,
devant des écrans de télévision en noir et blanc. Le mentalisme n’est pas né
d’hier, et il tient aussi du spectacle d’illusion. On y tord moins le réel
physique, on y secoue les certitudes psychiques.
Deux ou trois tours de
cartes – basiques, sans empalmage, appris dans l’enfance et jamais oubliés –
amusent et « scotchent » chaque année mes étudiants, lorsque je les
effectue à la fin de mon cours sur l’histoire des cartes à jouer. Quelques
morceaux de carton, illustrés de figures dont la signification s’est perdue –
Ogier, Argine, Pallas… – parviennent à ébahir une classe de jeunes gens d’une
vingtaine d’années, que l’on considère comme revenus de tout. Les
« trucs » des tours de cartes sont mathématiques, mais emballés dans
une petite scénographie, ils font toujours leur effet. L’ère digitale n’a rien
changé à l’émerveillement.
Dans Les Secrets des mentalistes, Pascal Le Guern et Tibor dévoilent,
entre autres, quelques tours de cartes. Mais, si ces tours sont toujours basés,
majoritairement, sur la magie des nombres, ils sont aussi tournés vers les
réflexes psychologiques et culturels. Les jeux sont parfois truqués – dans un
jeu de 52 cartes on trouvera 20 dames de cœur, par exemple – mais ce truc
dévoilé n’est en rien une profanation. C’est plutôt une espèce de célébration.
Célébration non du trucage, mais du génie de la mise en scène. Et du génie de
la persuasion. La grande illusion est basée sur la machinerie, on le sait, ce
qui ne nous empêche nullement de nous émerveiller. Le mentalisme est basé sur le
bagou et l’entourloupe. Un homme seul – avec un complice, parfois – parvient à
persuader un public qu’il est doté de pouvoirs paranormaux, tels que la
télépathie, la précognition, la télékinésie. Le mentaliste, homme de spectacle,
fait la nique à tous les médiums et autres charlatans. Le mentaliste fait un
numéro, et les spectateurs savent qu’ils assistent à un numéro. Ils ont payé
leur place, on ne leur a pas extorqué d’argent.
Ce qui n’empêche nullement
le « saisissement ». Car un numéro de mentaliste se doit d’être
saisissant. Les « oh » et les « ah » du public saluent tout
autant la performance que l’incompréhension. La « magie », dans ce
cas, réside dans le savoir-faire et le bien faire. On ne prend pas le public
pour une dupe, on l’associe d’ailleurs généralement au numéro, et dans les cas
les plus réussis, les plus intéressants et les plus empathiques, on arrive à
faire croire au spectateur choisi au hasard dans la salle que c’est lui qui a
réussi à « deviner », à « trouver », quand on s’est ingénié
– au sens d’ingénierie mentale – à faire qu’il devine et découvre. Le
mentalisme est une entourloupe sympathique. De la magie humaine, qui joue
« avec » le public, et jamais « contre ».
Certains tours sont
époustouflants. On y croit, on veut y croire. Je le redis : cela a à voir
avec la fiction en littérature. Un tour raconte une histoire, part de prémisses
évidentes pour fuir vers d’autres sphères, incompréhensibles, mais explicables.
Le mentalisme, c’est le monde du secret. Et l’on pourrait penser que, le secret
révélé, le monde s’écroule.
Il n’en est rien. Dans Les Secrets des mentalistes, Le Guern et
Tibor expliquent comment faire tourner une table, comme deviner un
produit parmi une liste de course, comment tordre une clé ou une pièce de
monnaie. Comment laisser à penser que
l’on peut faire tourner les tables, deviner que c’est le Perrier qui a été
choisi dans la liste du supermarché, influer sur la matière. Le truc dévoilé,
on n’en est que plus conquis ! C’était si simple ! La magie réside
aussi dans le dévoilement des trucs. Qui ne sont pas des trucages nécessitant
des mises en place pharaoniques, mais de petites arnaques d’évidence, qui nous
laissent bouche bée lorsqu’on nous les explique.
Dans Les Secrets des mentalistes, des magiciens parlent de leur art et de leur rapport au public. Des vidéos de démonstration sont
accessibles dans le livre par QR Codes : on assiste au « tour » sur sa
tablette ou son smartphone, puis on en lit dans l’ouvrage l’explication. Dans
ces vidéos, une lampe, toujours la même, en forme de livre que l’on déploie –
j’aimerais bien avoir la même, que l’on me dise où l’on peut se la
procurer ! – est le témoin du spectateur et le complice du
« magicien ». Je persiste et signe : la magie de la manipulation
et la magie de la fiction en littérature sont une seule et même chose. Une
façon de tordre le réel. Dévoiler les trucs des mentalistes, ou décortiquer les
textes fictionnaires, n’enlève rien au plaisir. Au contraire. Cela rajoute à. Dévoiler,
expliquer, c’est ajouter un degré de plus à la magie.