vendredi 28 février 2014

Le Village évanoui de Bernard Quiriny



Bernard Quiriny, Le Village évanoui, Flammarion, janvier 2014, 226 pages.

Châtillon-en-Bierre, un village au fin fond de l’Auvergne. Dans la nuit du 14 au 15 septembre 2012, le canton est soudain coupé de tout : plus d’internet, plus de téléphone, plus de radio ni de télévision, et les routes ne débouchant plus que sur du « rien » – les voitures tombent en panne, les piétons et cyclistes marchent et pédalent sans fin, sans jamais arriver nulle part, comme sur un tapis de jogging. Châtillon-en-Bierre se retrouve dans la même situation que Chester’s Mill, cette ville du Maine que Stephen King avait recouverte d’un dôme invisible et tangible, en 2009. Mais si la situation de départ est la même, ou presque, Bernard Quiriny ne décalque en rien le roman américain. C’est plutôt du côté de Robert Merle, et de son Malevil, qu’il faudrait aller chercher des correspondances. 

Petit village, Auvergne, France. Châtillon et son canton vivent – vivaient – entre ruralité et modernité, vague tourisme et bon voisinage. Lorsque les habitants se retrouvent seuls – seuls au monde, croient-ils, et rien ne sera tranché dans l’épilogue – ils y voient à la fois une malédiction et une chance. Après l’abattement premier, et la sidération, naît l’idée que d’une situation exceptionnelle et inédite peut sortir une autre manière de gouvernance et de « vivre ensemble ». Les édiles et les gendarmes organisent un rationnement rationnel ; chacun selon ses compétences et ses savoir-faire réfléchit à ce qu’il peut offrir à la collectivité. On s’essaie à une nouvelle forme de démocratie. C’est, du moins, le premier réflexe. Qui fera long feu.

Les 3500 habitants de ce coin d’Auvergne sont contraints de vivre repliés sur eux-mêmes, en totale autarcie. Quiriny évacue de l’intrigue tout recours au bricolage, au bidouillage : aucun MacGyver ne hante les lieux, ne construit avec trois fois rien une antenne géante ou un avionnet quelconque, n’invente une nouvelle forme d’énergie, ne tente de « sortir ». Le canton de Châtillon, 15 km2, plus que « replié », est « retourné ». Retour radical au « local », retour à la terre, retour du religieux. Le huis-clos parfait, que les habitants subissent et acceptent, pour ensuite s’y résigner.

Un agriculteur charismatique fait sécession : aux murs invisibles qui cernent Châtillon il ajoute des palissades pour clore son propre domaine et s’affranchir de l’organisation sociale et économique mise en place par le maire. Une partie de la population rejoint cette dissidence, qui a des allures d’aventure sectaro-féodale. On en viendra même à engrosser des jeunes filles consentantes pour que la race châtillonnaise ne s’éteigne pas.

Des jeunes gens se sentent appelés et réinvestissent un monastère désaffecté. Le prêtre, dans son sermon, devant un auditoire singulièrement étoffé, n’a-t-il pas suggéré à ses ouailles « Vous vous croyez des prisonniers. Mais qui dit que vous n’êtes pas plutôt des élus » ?

Bernard Quiriny, par les réflexions de son personnage Ancel Bernet, place l’intrigue au carrefour de deux points de l’Histoire. « Châtillon donnait l’impression […] d’être rendu au Moyen-Âge. Les gens allaient à pied, ils ne mangeaient pas toujours à leur faim, […] les femmes cueillaient des baies dans les buissons […]. Mais en même temps, et contradictoirement, Châtillon anticipait le futur : fin du pétrole, des communications faciles et des voyages instantanés ». Dans différents entretiens, l’auteur insiste sur les motifs de la démondialisation et de la relocalisation, qui selon lui sont inéluctables. Son roman serait à lire comme une fable socio-économique et métaphysique.

Vivre entre soi et revenir au village traditionnel. Jusque dans les années 50, certains villageois des Alpes vivaient encore ainsi, coupés de tout, autarciques, leur seule connexion vers l’extérieur se matérialisant dans un treuil qui franchissait la vallée. Peu d’entre eux ont refusé l’entrée soudaine dans un XXe siècle déjà bien entamé. La tentation du retour « à l’authentique » a éclos cycliquement au cours des derniers siècles, dans des utopies sympathiques et consenties. Le Village évanoui ne place pas les habitants devant un choix : ils sont bel et bien prisonniers.  Que la seule révolte, dans le roman, soit celle d’un agriculteur érigeant des murs à l’intérieur de la frontière laisse un goût étrange. Si Châtillon est, comme le suggère Quiriny, un « village pilote » qui anticipe sur la démondialisation et le retour au local, on aurait souhaité que ses habitants fassent preuve d’allant, d’enthousiasme. Que les adolescents et les jeunes gens prennent les choses en main, et inventent une manière résolument différente d’envisager l’avenir. Les dernières pages du roman sont, à cet égard, passablement désespérantes.

Finalement, l’ouverture sur le monde, ce n’est pas si mal…