Marc Weitzmann, Une matière inflammable, Stock,
septembre 2013, 368 pages.
Dans le
dernier tiers du roman de Marc Weitzmann, une conversation entre deux couples d’amis,
lors d’un dîner apparemment anodin, donne la mesure du traumatisme provoqué par
« l’affaire DSK ». Là se joue le pré-dénouement d’Une matière inflammable, autour d’une
table de restaurant, à Jérusalem. « C’est la première affaire française
d’ampleur planétaire. Même encore maintenant ça revient avec une fréquence
improbable dans les conversations » (p.310). Strauss-Kahn n’est pas un
personnage du roman. Il est la figure déterminante, mais sous-jacente, du
milieu intellectuel juif que Marc Weitzmann décrit sur deux décennies.
Depuis
l’enfance, Franck Schreiber est fasciné par l’atmosphère de l’appartement
parisien de son grand-père et par la vie de ses oncles, et ne comprend pas
pourquoi son père a choisi de s’exiler en province, à Ploucville. Le nom choisi
pour la ville en dit long : il n’est de vie intéressante qu’à Paris. À dix
ans, il remarque sur une photographie, dans le bureau de Grand-Père, une jeune
inconnue d’une « fulgide élégance », entourée de JJSS et de Françoise
Giroud. L’inconnue, c’est Anne Sinclair. Le roman s’ouvre sur son nom. À Paris,
en famille, on parle de ceux que l’on côtoie et de ceux que l’on a côtoyés,
Mendès-France, Chaplin, Kissinger, Moshe Dayan, Montand et Signoret… Francis
Girod vient demander conseil pour son film sur Marthe Hanau. À l’adolescence, toujours
chez son grand-père, Franck va faire la connaissance de Patrick Zimmermann, un
jeune économiste en vogue. Rencontre déterminante.
Franck
se prend pour Rastignac, ou à peu près. Il quitte ses parents à 18 ans, s’installe
à la campagne avec une femme de dix ans son aînée, puis fonce sur la capitale.
Zimmermann lui ouvre la petite porte de l’écriture : Franck devient son
nègre.
La
« matière inflammable » du titre, pour Franck, c’est sa famille (1).
Mais tout est inflammable, dans les milieux intellectuels et politiques des
années 1990 et 2000 : les cœurs et les corps, les fondements de la Gauche,
les allées du pouvoir, les rapports amicaux et sociaux, la richesse sans
complexe. Franck a une aventure avec Paula, l’insaisissable compagne de
Zimmerman, travaille pour son mentor sur Bentham et plus tard sur Mendès. Les
idées de bonheur et d’argent s’entremêlent, l’économie devenant bel et bien la
base de toute réflexion : « ‟L’argent, écrivait [Bentham], dit
Zimmermann, est un élément non seulement important dans la production du
bonheur, mais aussi un élément rationnel parce qu’on peut le calculer.” La
richesse était par excellence l’instrument de vérification rationnelle du
bonheur. La science du bonheur, en conséquence, s’appelait l’économie ». L’aisance
matérielle et les fonctions ministérielles font du couple Sinclair/Strauss-Kahn
l’image parfaite des temps ambiants. Richesse et socialisme, cap fixé du
libéralisme et glamour, télévision et escapades à Marrakech.
Les
longues conversations entre Franck et Zimmermann (qui appartient au cercle
restreint de DSK), et entre Franck et Paula, sa compagne, resituent
parfaitement les enjeux et visions de l’époque – lambertisme, trotskisme,
Jospin, UNEF, Bérégovoy (2) – et ses mutations. Lors d’une réception dont
Zimmermann est la vedette, Franck croise Attali et Laure Adler, Bernard-Henri
Lévy et Régis Debray, Laurent Joffrin… Il sait qu’il ne fait pas partie de ce
cercle-là – « grands écrivains, grands journalistes, grands philosophes,
produits de l’excellence nationale » (p.161) –, et s’interroge sur le
glissement réalité littéraire/réalité télévisuelle. Et si tout cela n’était, au
fond, que de la littérature ? Non pas de la fiction, mais du mythe en
marche ?
De la littérature,
c’est bien ce que parvient à faire Marc Weitzmann en mettant en scène des
personnages et des personnalités. Le fond économico-politico-social de ce roman
de formation ne prend jamais le pas sur la création. Aucun des acteurs de la
scène médiatique de l’époque et d’aujourd’hui n’évince la réalité littéraire
des personnages, de Franck à Zimmermann, de Paula à son frère Mikaël, le colon
israélien. Qu’il l’accepte ou non, Franck vient du théâtre. Son père montait
Tchékhov à Ploucville et dans ses environs, et c’est bien par ce prisme qu’il
envisage, tout ébloui et perplexe qu’il soit par elle, la comédie du pouvoir
politique, économique, social et intellectuel qui se joue dans les allées
parisiennes et dans la vie des gens qu’il rencontre et aime. D’une conversation
avec Paula, il retient que tout ce qu’elle raconte est vrai, mais que
« tout a l’air faux »
(p.139). Les personnages sont immanquablement présentés selon l’angle de leur
extraction lorsque Franck fait allusion aux filles qui le troublent, adolescent :
« Joséphine, la fille du plombier », Sandrine et Véronique
« respectivement l’aînée du garagiste […] et la fille de la chef de rayon
produits frais chez Mammouth », Carole la fille du chirurgien (p. 34-35). De
la même façon, Zimmermann, devenu fou ou presque par l’effondrement de son
monde – le sien propre, et celui qu’il croyait
avoir contribué à édifier – revient inlassablement sur le rôle de Pygmalion
qu’il a joué auprès de Paula (3). C’est par les actes et les paroles des
personnages fictifs rencontrés dans le roman que la conversation autour d’une
table de restaurant à propos de l’affaire DSK prend tout son sens. La mise en
perspective de ces dernières années que propose Marc Weitzmann se place à la
fois sur le plan de la morale – humaine et politique – et de la différence
entre vérité et véracité. C’est de la crédibilité des personnages de fiction
que le roman tire sa force. L’imposture de Zimmermann – plagiat et autres – est
toute littéraire, élaborée littérairement. La naïveté de Franck Schreiber est
de la même eau, lui qui est poursuivi par le mot « abusé » (4). Qu’en
pense le lecteur ? Comment est-il remué par cette évocation des vingt
dernières années de la vie politique française ?
Le
lecteur est happé par le sujet, qui mêle histoire et Histoire immédiate.
L’affaire DSK a passé le cap de l’ « actualité ». Elle peut à présent
se risquer à tisser la toile de fond de l’aventure littéraire. Marc Weitzmann y
parvient avec talent, sans forcer le trait.
*
Notes
(1)
« ma famille,
cette matière inflammable », p.101.
(2)
« Béré,
il est gentil Béré mais. C’est un fils de prolo. Ministre ou pas ministre il
reste prolo dans sa tête » déclare Zimmermann (p.185)
(3)
« Des
efforts considérables, j’ai déployé, pour lui donner confiance. Considérables.
Faire qu’elle soit bien. Les
PUF ! C’est moi qui ai arrangé le coup pour les PUF. L’ESSEC, c’est moi.
Juste deux exemples hein. Je dis pas ça pour me vanter » (p.346)
(4)
« ‟on
s’est fait abuser” achève [Zimmermann], refermant d’une claque l’écran de son
ordinateur, d’un mot qui m’aura décidément suivi durant la majeure partie de
mon existence ». (p.336-337)
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Prolongements : "La Littérature est un travail politique", entretien avec Marc Weitzmann sur La Règle du Jeu.
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NB : première publication de cet article sur le site de La Règle du Jeu