Florence
Seyvos, Le Garçon incassable, éd. de l’Olivier, mai 2013, 176 pages.
Ce n’est pas l’histoire
d’un garçon, mais de deux, que nous raconte Florence Seyvos. Deux garçons jetés
dans la vie, avec brutalité. L’un s’appelle Henri, et il est inconnu du grand
public. Prognathe, une main atrophiée, il est aussi « différent »
mentalement, lent, détaché des contingences. Handicapé. Son père le soumet à
des séances de rééducation qui ressemblent à de la torture, sur l’air de La Walkyrie. L’autre est Buster Keaton,
l’homme qui ne rit (n’en-rit, n’Henri) jamais. Dans son enfance, il monte très
tôt sur scène et joue un « objet ». À tel point objet que son père le
porte comme une valise – on lui a mis une poignée dans le dos – et le jette par
terre, ou par la fenêtre, à la grande joie des spectateurs.
Henri et Buster ne sont
jamais mis en parallèle dans l’ouvrage. On les découvre chacun dans sa sphère
et son époque, mais l’alternance des chapitres où ils apparaissent tour à tour
crée une sorte de convergence. L’un sera célèbre, l’autre restera à jamais dans
l’anonymat. L’un choisit le gag visuel et le burlesque pour s’exprimer, l’autre
parvient tout juste à bégayer des phrases apprises par cœur, avant d’acquérir
une certaine autonomie. Leurs trajectoires ne se rejoignent pas. Elles créent,
par-delà les époques et l’océan, un arc-boutant qui… qui soutiendrait une voûte
d’humanité et d’empathie. Deux exemples, dissonants et révélateurs :
lorsque le spectacle des Keaton est joué sur les scènes anglaises, il ne
provoque pas le rire attendu, les Anglais ne comprenant pas pourquoi un enfant
– même s’il est acteur et joue un rôle (d’objet) – est traité de la
sorte ; lorsque la grand-mère de la narratrice, qui a elle-même eu un
enfant handicapé, accueille Henri pour un déjeuner, elle dit que ces
enfants-là, on ne devrait pas les laisser vivre. Florence Seyvos, avec
sensibilité, tendresse mais distance, pose des questions qui font frissonner.
La sensibilité de Florence Seyvos,
on l’a perçue, aussi, dans les films de Noémie Lvovsky, dont elle est la
scénariste. Une sensibilité éloignée de tout pathos, qui regarde au plus près
ses personnages. Avec Henri, le lecteur comprend que le personnage est une
personne, un frère (demi-frère) offert comme un cadeau encombrant dans une
famille recomposée. Mais un cadeau tout de même. Qui oblige à considérer
différemment les sentiments et les réactions. Qui exige de l’attention. De la
même façon, les recherches sur Buster Keaton viennent gratter sous l’enveloppe
du clown. De l’un, on ne doit pas rire. Chez l’autre, on doit chercher sous le
rire convoqué et provoqué. Dans l’entre-deux partagé, la même détresse,
peut-être. Le même appel. Henri et Buster trébuchent, tombent, se relèvent,
même pas mal…
Si certaines scènes sont
poignantes, quelquefois difficiles, voire insupportables – Henri attendant
indéfiniment devant le guichet du Pathé de Lyon pour voir Titanic, ou les amis de Buster Keaton conseillant à une jeune fille
amoureuse de l’acteur de ne pas se marier avec ce type alcoolique et
imprévisible – elles parviennent toutefois à renverser des situations
quotidiennes ou sociologiques qui paraissent aller de soi. La vie n’est pas
simple. Pas seulement pour les simples d’esprit. Pas seulement pour les stars
du muet. La vie, la vie malgré tout, c’est le fil rouge du Garçon incassable.