Donna Tartt, Le Chardonneret (The Goldfinch), traduit de l’anglais (USA) par Édith Soonckindt,
« Feux croisés » Plon, 9 janvier 2014, 800 pages.
En 1654, la poudrière de
Delft explose. Cette catastrophe fait, sans doute, des centaines de victimes –
les historiens ne sont pas précis –, parmi lesquelles le peintre Carel
Fabritius. De cet élève de Rembrandt et maître de Vermeer, peu de toiles nous
sont parvenues : des portraits, des autoportraits, et un tableau
représentant un chardonneret enchaîné à un tuyau de cuivre, oiseau domestiqué
dont l’œil nous fixe. Son corps, figé dans l’axe diagonal de la toile, ailes
rabattues, émerge d’un fond neutre, clair. Fabritius a délaissé/oublié
Rembrandt pour la lumière. Dans un New-York post 11 septembre, un attentat est
commis au Metropolitan Museum, faisant plusieurs victimes, et détruisant
plusieurs chefs d’œuvres. La salle la plus touchée est celle où l’on exposait,
entre autres, ce Chardonneret de
Fabritius. Theo Decker est indemne. Sa mère, qui s’est éloignée vers le bookshop, meurt dans l’explosion. Seul
rescapé de la salle que les pompiers ont désertée car ils craignent une
nouvelle explosion, Théo assiste un vieil homme dans ses derniers instants. Et
sort du labyrinthe de gravats avec le Chardonneret
de Fabritius. « Prends-le » lui avait dit le vieil homme, avant de
lui confier sa chevalière et de mourir.
Le roman de Donna Tartt est
impressionnant à plus d’un titre. Toute la première partie du livre – disons,
les 440 premières pages – est centrée sur l’adolescence de Théo. Orphelin à 13
ans, ignoré par un père introuvable, il est accueilli dans la famille de son
copain Andy. Théo, qui vivait seul avec sa mère dans un petit appartement
encombré de livres, se retrouve dans les beaux quartiers, au sein d’une famille
huppée et plus que cela. Chez les Barbour, le quotidien est éclatant et
compassé, décor de rêve, mobilier luxueux, domestiques. Et une Mrs Barbour
détachée, parfois glaciale, ni tendre ni hostile, ni sévère ni complice ;
et un Mr Barbour légèrement déphasé, amateur de voile, exalté, sous lithium.
Lorsque le père de Théo, des mois et des mois après l’attentat, se manifeste
enfin, il emmène son fils à Las Vegas. La coupure est nette, terrible. Théo se
retrouve livré à lui-même dans un no man’s land loin du Strip, loin de tout. Le
changement tient de la descente aux enfers : vols, drogues, alcool, avec
Boris, le seul ami qu’il se fasse au lycée.
Toute cette première partie
est placée, à l’évidence, sous le signe de Dickens. Un Dickens XXIe siècle,
mais tout juste. Chez les Barbour, par exemple, aucun signe de modernité ou de
postmodernité. On y possède ordinateurs et téléphones portables, bien entendu,
mais les mœurs oligarchiques et le décor de l’appartement ne reflètent en rien
les temps immédiatement présents. Les portiers des immeubles, les psys, les
professeurs du lycée new-yorkais, semblent sortis d’une époque floue, presque
non datée. Il n’est jamais fait allusion au traumatisme national de l’attentat
du musée, il n’est jamais question d’une cérémonie officielle, de la réaction
des politiques. On apprend incidemment que les auteurs sont américains. De la
même façon, lorsque l’action se déroule à Las Vegas, les seuls indices de
modernité immédiate sont les iPods. Boris et Théo sont dans une espèce de
désert hors-temps. Le père de Théo vit de paris sportifs, sa compagne travaille
dans un club. La drogue circule aisément dans le lycée, et les deux ados s’en
donnent à cœur joie, mais leur première addiction est l’alcool, comme au (bon)
vieux temps du XIXe.
Théo est allé rapporter la
chevalière que le vieil homme lui avait confiée dans le musée New-York.
L’adresse, murmurée par le mourant, est celle d’une boutique d’antiquités.
L’associé du vieil homme, Hobbie, restaure des meubles de style dans le
sous-sol. Théo va y découvrir un monde, qui décidera de son avenir, et une
jeune fille, qu’il aimera sans espoir. Là encore, l’ancrage contemporain est
extrêmement ténu. Le monde des antiquités et celui des salles des ventes, des
transactions avec les clients, des malversations, aussi, n’ont que peu de prise
avec la réalité immédiatement moderne. Tout, dans le roman, est contemporain et
atemporel, légèrement décalé. Le tableau de Fabritius, que Théo a volé, est un
fil conducteur et un « catalyseur » : lorsqu’il le contemple –
peu souvent – quelque chose en lui vibre et lui rend le monde plus sensible.
Puis, Théo n’a plus besoin de regarder le tableau, il lui suffit de le
soupeser, de sentir le poids de cette merveille cachée sous des couches de
papier, de scotch, emmitouflée sous une taie d’oreiller. Puis, le tableau est
entreposé dans un box, en plein New-York. Le
Chardonneret de Fabritius, chez Donna Tartt, c’est l’idée du chardonneret,
et l’idée de la peinture, ce qu’elle provoque en nous, spectateurs multiples,
et ce qu’elle provoque en Théo – et avait déjà provoqué chez le vieil homme, et
chez la mère de Théo – : une vision unique, sensible au-delà de la
perception première, parlante et muette, évidente et scellée. Une idée de… de
terrible perfection, peut-être.
La deuxième partie du roman
penche vers une littérature plus policière, plus mafieuse. Théo est désormais
un jeune homme qui va vers sa trentaine, il est fiancé, a une position à la
fois confortable et bancale dans le
monde des antiquités et le monde tout court. Boris réapparaît, enferré dans des
histoires louches au centre desquelles se retrouve le tableau de Fabritius. Les
péripéties mafieuses tissent une toile de fond qui jamais ne prend le pas sur
la ligne directrice du roman : on est bien dans une trame d’apprentissage
et de formation, de réflexion sur le sens que l’on donne à sa vie et sur le prix
à payer pour ne pas trop bifurquer. Le mot « explosion » est, tout à
coup, signifiant, et sous-jacent/évident : la poudrière de Delft, la bombe
au Métropolitan museum, les effets des drogues diverses sur les protagonistes,
les balles tirées contre les malfrats. Tout se recoupe et se rejoint, l’amour
et la mort, la défaite et la victoire, le Bien et le Mal. Soudain, dans le
deuxième versant du roman, on renoue avec les première pages : Amsterdam
et son labyrinthe de canaux – qui rappelle le labyrinthe de gravats du
Metropolitan museum dont s’extrait Théo à 13 ans –, la neige, la fièvre de la
grippe et les titres des journaux néerlandais, indéchiffrables. Il y a, dans le
roman de Donna Tartt, aussi, une réflexion sur la compréhension immédiate du
monde et la complexité linguistique : Boris, russophone, maniant
l’ukrainien et le polonais ; des incises en français ; des efforts
pour communiquer verbalement ; des évidences de silence et de gestuelle.
Et la peinture, qui réunit à peu près tout le monde : un dessin de
Rembrandt dans la chambre de Mrs Barbour, le Chardonneret de Fabritius. Et le non-dit de l’amour. Et l’évidence
de fiançailles biaisées.
Le Chardonneret est, oui,
impressionnant. Magistralement bâti, consciencieusement élaboré – on n’en doute
pas un instant –, puisant sensiblement aux sources de la culture, de l’empathie
et de l’humain. Donna Tartt, qui n’a publié que trois romans sur deux décennies
et affirme vouloir publier quatre livres, ou cinq peut-être, en tout, n’est pas
qu’un auteur de « bestsellers ». Ses publications font l’unanimité,
et c’est légitime. Elle vit calmement en Virginie, se préserve, prend son
temps. Il n’y a rien de manifestement moderne, postmoderne, tout ce que l’on
voudra, dans ses textes. Le lecteur y trouvera tout à la fois des personnages
d’une véracité étonnante et résonante – la vérité, c’est autre chose –, des
situations complexes et sociologiquement parlantes, et matière à s’interroger
sur la prise que l’homme – le personnage de papier, mais pas seulement – peut
avoir sur le déroulé de sa vie.
Dans Le Chardonneret, on est au plus près des sentiments et des
ressentis : Théo est le narrateur, son « je » sonne juste. Juste
et… élaboré, sensé, pensé. On peut souligner un rien d’intellectualisme sur
l’appropriation des sensations, peut-être. Pourtant, il ne semble pas que Donna
Tartt cherche à démontrer quoi que ce soit de théorique. Théo parcourt sa vie
de personnage en humain presque véridique, à fleur de peau, camé et lucide,
escroc et honnête, paumé et sauvé. On l’aime. Il est à l’image de l’oiseau
peint par Fabritius au beau milieu du XVIIe siècle, enchaîné, attaché à son
tuyau de cuivre, domestiqué. Mais comme sur le tableau, dans la tache d’or de
l’aile, en diagonale, la rédemption est à la limite du tangible.
Un dernier mot – ou deux –,
sur cette édition française du roman de Donna Tartt : la traduction
d’Édith Soonckindt est d’une fluidité exemplaire ; le tableau de Fabritius
est présenté (p.8) dans son intégralité, en reproduction noir et blanc. Mais
dans les rabats de l’édition « Feux croisés » de Plon, le
chardonneret apparaît dans toute sa gamme chromatique, en détail. Le lecteur
peut y comprendre l’émotion de Théo.