Regards croisés - un livre, deux lectures.
En collaboration avec le blog de Virginie Neufville Fragments de lecture
Philippe Fusaro, Le Colosse d’argile, éd. La Fosse aux ours, 2004 et Folio n° 4455,
2006.
Le cinéma
de boxe est un genre à part entière : Million
dollar baby, Raging Bull, Rocky, pour ne citer que trois titres. En 1956,
Bogart tourne son dernier film, Plus dure
sera la chute. Un film de boxe, dont le « héros » est Toro
Moreno, boxeur aux gros muscles et à la petite cervelle, qui va se laisser entraîner
à participer à des combats truqués sans en avoir conscience. Lorsqu’il voit ce
film, Primo Carnera pense que Hollywood s’est inspiré de sa propre vie pour la
caricaturer. Il intentera d’ailleurs un procès aux studios Columbia, qu’il
perdra – car on ne gagne pas contre Bogart.
Avec Le Colosse d’argile, Philippe Fusaro ne
fait pas un roman sur la boxe, ni une biographie de boxeur. Il s’empare de la
figure de Primo Carnera pour décrire le parcours d’un homme au physique
exceptionnel – les chiffres diffèrent, on lui prête une taille oscillant entre
1m97 et 2m05, un poids allant de 122kg à 132 kg – et au destin
particulier. Enfant pauvre du village de Sequals (Frioul), Carnera émigre en
France à l’adolescence, travaille dans un cirque, est remarqué grâce à son
physique hors du commun et devient boxeur. Il décroche le titre de champion du
monde des poids lourds en 1933, et Mussolini en fait une icône du fascisme. Il
tourne aussi dans quelques nanars aux États-Unis, est envoyé au STO durant la
guerre, se brise la cheville au cours du combat qu’il ne doit pas perdre,
devient citoyen américain, et meurt dans le village qui l’a vu naître. Voilà
pour la biographie.
1933 : Carnera champion du monde des poids lourds |
Dans Le Colosse d’argile, Fusaro donne la
parole à Primo Carnera. Il lui donne une voix.
Lorsque le boxeur s’exprime, c’est en italiques, dans une langue parfois
fautive, toujours populaire. On y entend un homme simple, visiblement dépassé
par les tenants et aboutissants de sa carrière, capable de se mettre en colère
et d’être tendre. Il semble traverser la vie sans bien comprendre qu’il est au
centre d’enjeux financiers et politiques sinon considérables, à tout le moins
importants. Ce colosse d’argile est un grand et gros naïf, un peu benêt,
gentil, accommodant. À la voix du boxeur s’ajoutent celles des autres
protagonistes de son destin : entraîneurs, épouse… et celle d’un narrateur
dont le rythme de narration est changeant (syncopé parfois, journalistique,
standard…)
La
construction du roman n’est pas linéaire. Sorte de patchwork, ou de mosaïque,
le texte essaie de rendre compte d’une sensibilité – celle du boxeur, et celle
de l’auteur – et d’une réalité, par le retour en arrière et l’anticipation, la
pause et l’ellipse. Certains épisodes du roman sont savoureux. L’anecdote des
chaussures, par exemple :
Il avait récupéré des godasses fichues,
les plus grandes qu’on lui avait données. Il en coupa les bouts pour permettre
à ses orteils phénoménaux de respirer. […] Malheureusement, même ceux qui
prenaient en pitié ce grand garçon ne pouvaient lui venir en aide parce qu’ils
avaient beau fouiller leur maison de la cave jusqu’au grenier, des chaussures
de cette taille, personne n’en avait encore vu.
Ou
encore cet autre passage, où Carnera, en juin 1935, monte sur le ring pour
affronter le « nègre » Joe Louis. En pleine conquête de l’Éthiopie par
l’Italie du Duce, la défaite du boxeur symbole du fascisme a des airs de
catastrophe nationale. Fusaro évoque le combat dans un chapitre intitulé
« Nuit d’été à Sequals devant la radio » et les circonvolutions
oratoires du speaker – qui finit par lâcher que « Carnera n’est peut-être
pas au mieux de sa forme » – sont savoureuses. Les habitants de Sequals,
eux, sont terrassés : « La fête est gâchée à cause d’un Noir. Les
hommes jurent de s’engager demain pour la campagne d’Éthiopie et de casser du
nègre ».
Fusaro
exprime une empathie évidente à l’égard de Primo Carnera, dont on ne sait s’il
le considère comme un personnage ou une personne. Le Colosse d’argile est un roman choral qui remet en lumière une
fausse gloire, qui permet de s’interroger sur les magouilles sportives et les
imbrications sport/politique, tout en évoquant un pan de la
« petite » Histoire. Reportons-nous, par exemple, à l’épisode où
Mussolini refuse d’apparaître aux côtés de Carnera, pour que l’on ne puisse
fixer sur une photographie l’image d’un Duce nain auprès d’un boxeur géant.