mardi 11 février 2014

Regards croisés (4) - Le Colosse d’argile de Philippe Fusaro



Regards croisés - un livre, deux lectures.
En collaboration avec le blog de Virginie Neufville Fragments de lecture
    

Philippe Fusaro, Le Colosse d’argile, éd. La Fosse aux ours, 2004 et Folio n° 4455, 2006.

Le cinéma de boxe est un genre à part entière : Million dollar baby, Raging Bull, Rocky, pour ne citer que trois titres. En 1956, Bogart tourne son dernier film, Plus dure sera la chute. Un film de boxe, dont le « héros » est Toro Moreno, boxeur aux gros muscles et à la petite cervelle, qui va se laisser entraîner à participer à des combats truqués sans en avoir conscience. Lorsqu’il voit ce film, Primo Carnera pense que Hollywood s’est inspiré de sa propre vie pour la caricaturer. Il intentera d’ailleurs un procès aux studios Columbia, qu’il perdra – car on ne gagne pas contre Bogart.

Avec Le Colosse d’argile, Philippe Fusaro ne fait pas un roman sur la boxe, ni une biographie de boxeur. Il s’empare de la figure de Primo Carnera pour décrire le parcours d’un homme au physique exceptionnel – les chiffres diffèrent, on lui prête une taille oscillant entre 1m97 et 2m05, un poids allant de 122kg à 132 kg – et au destin particulier. Enfant pauvre du village de Sequals (Frioul), Carnera émigre en France à l’adolescence, travaille dans un cirque, est remarqué grâce à son physique hors du commun et devient boxeur. Il décroche le titre de champion du monde des poids lourds en 1933, et Mussolini en fait une icône du fascisme. Il tourne aussi dans quelques nanars aux États-Unis, est envoyé au STO durant la guerre, se brise la cheville au cours du combat qu’il ne doit pas perdre, devient citoyen américain, et meurt dans le village qui l’a vu naître. Voilà pour la biographie.

1933 : Carnera champion du monde des poids lourds
Dans Le Colosse d’argile, Fusaro donne la parole à Primo Carnera. Il lui donne une voix. Lorsque le boxeur s’exprime, c’est en italiques, dans une langue parfois fautive, toujours populaire. On y entend un homme simple, visiblement dépassé par les tenants et aboutissants de sa carrière, capable de se mettre en colère et d’être tendre. Il semble traverser la vie sans bien comprendre qu’il est au centre d’enjeux financiers et politiques sinon considérables, à tout le moins importants. Ce colosse d’argile est un grand et gros naïf, un peu benêt, gentil, accommodant. À la voix du boxeur s’ajoutent celles des autres protagonistes de son destin : entraîneurs, épouse… et celle d’un narrateur dont le rythme de narration est changeant (syncopé parfois, journalistique, standard…)

La construction du roman n’est pas linéaire. Sorte de patchwork, ou de mosaïque, le texte essaie de rendre compte d’une sensibilité – celle du boxeur, et celle de l’auteur – et d’une réalité, par le retour en arrière et l’anticipation, la pause et l’ellipse. Certains épisodes du roman sont savoureux. L’anecdote des chaussures, par exemple :
Il avait récupéré des godasses fichues, les plus grandes qu’on lui avait données. Il en coupa les bouts pour permettre à ses orteils phénoménaux de respirer. […] Malheureusement, même ceux qui prenaient en pitié ce grand garçon ne pouvaient lui venir en aide parce qu’ils avaient beau fouiller leur maison de la cave jusqu’au grenier, des chaussures de cette taille, personne n’en avait encore vu.
Ou encore cet autre passage, où Carnera, en juin 1935, monte sur le ring pour affronter le « nègre » Joe Louis. En pleine conquête de l’Éthiopie par l’Italie du Duce, la défaite du boxeur symbole du fascisme a des airs de catastrophe nationale. Fusaro évoque le combat dans un chapitre intitulé « Nuit d’été à Sequals devant la radio » et les circonvolutions oratoires du speaker – qui finit par lâcher que « Carnera n’est peut-être pas au mieux de sa forme » – sont savoureuses. Les habitants de Sequals, eux, sont terrassés : « La fête est gâchée à cause d’un Noir. Les hommes jurent de s’engager demain pour la campagne d’Éthiopie et de casser du nègre ».

Fusaro exprime une empathie évidente à l’égard de Primo Carnera, dont on ne sait s’il le considère comme un personnage ou une personne. Le Colosse d’argile est un roman choral qui remet en lumière une fausse gloire, qui permet de s’interroger sur les magouilles sportives et les imbrications sport/politique, tout en évoquant un pan de la « petite » Histoire. Reportons-nous, par exemple, à l’épisode où Mussolini refuse d’apparaître aux côtés de Carnera, pour que l’on ne puisse fixer sur une photographie l’image d’un Duce nain auprès d’un boxeur géant.