Marie Darrieussecq, Il
faut beaucoup aimer les hommes, éd. P.O.L., août 2013, 320 pages, Prix
Médicis 2013
« Je voudrais dédier
mon prix Médicis à Christiane Taubira » écrit Marie Darrieussecq dans une tribune publiée dans Le Monde (15/11/2013). La quatrième de
couverture de Il faut beaucoup aimer les hommes, en août dernier,
avait des allures d’engueulade : « Une femme rencontre un homme. Coup
de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? » Oui,
et alors ? Alors quoi ? Aujourd’hui, cette simple évocation de
l’intrigue du roman, via cette apostrophe au lecteur, résonne différemment.
Changement d’axe en France depuis la rentrée littéraire. Et, pour reprendre
l’expression de Yann Moix, « morandinisation des esprits » : il
suffisait d’écouter les réactions de certaines abonnées au magazine Elle –
qui a élu la Garde des Sceaux Femme de l’année – durant l’émission du sieur
Morandini, la semaine dernière, pour s’en convaincre : attaques tous
azimuts, menace de résiliation d’abonnement, et quelques réactions plus
feutrées du genre « oui, mais… ». On se demande si ces lectrices,
celles qui ont pris la peine de décrocher leur téléphone en pleine matinée pour
appeler Europe 1, iront lire le très beau roman de Marie
Darrieussecq. Pas sûr.
Los Angeles. Une party dans
une villa de rêve, stars et piscine. Solange, l’héroïne de Clèves,
le précédent roman de Marie Darrieussecq, devenue actrice aux USA, tombe dans
« le champ de force » d’un acteur noir. Il est vêtu comme le Jedi
qu’il a incarné au cinéma, ou presque – « un manteau étrange, long, d’un
tissu fin et fluide » – alors qu’elle se fait l’effet, elle, soudain, de
la petite frenchie qu’on lui demande inlassablement
d’incarner, en Louboutin et Chanel. Le coup de foudre frappe chez George
(Clooney), en présence de Steven (Soderbergh) et consorts. Hollywood. Est-ce
qu’on se fait, toujours, du cinéma, là-bas ? L’attirance/attraction de
Solange pour le beau Kouhouesso Nwokam est affaire de peau et de parfum.
L’amour, c’est cela, au fond : la peau. La couleur, éventuellement,
s’impose ensuite. Solange est bouleversée par les triangles étranges sur les
tempes de son amant ; par le creux de son cou, là où la peau est si
douce ; par l’odeur d’encens de ses dreadlocks qui laissent sur sa peau à
elle des marques en forme de serpent lorsqu’il s’endort entre ses bras. Marie
Darrieussecq écrit les moments intimes de la passion de Solange sur le mode
sensuel et tactile. Elle y réussit superbement. Mais la passion, ce n’est pas
que de la peau, c’est aussi de l’attente. Solange attend. Un texto, une visite,
un signe. Kouhouesso est imprévisible, elle ne le comprend pas vraiment. Il
semble à la fois amoureux et détaché. Avec elle et absent.
C’est qu’il a une grande
idée en tête, qu’il va mener à bien : adapter au cinéma, et sur les lieux
mêmes de l’action – ou presque – le roman de Conrad Au cœur des
ténèbres. Coppola avait transposé l’intrigue sur le terrain asiatique de la
politique américaine, Kouhouesso veut revenir aux racines de l’œuvre : le
Congo. Le film se fait. Il se prépare en Californie, financement, casting,
story-board, puis se tourne en Afrique, même si ce n’est pas au Congo même.
Solange est de l’aventure.
Il faut beaucoup aimer
les hommes est le roman de la
passion et de l’obsession. Kouhouesso et Solange sont tous deux des adoptés des
États-Unis – elle est française, il est canadien ; elle se sait Basque, il
se revendique Africain. Leur réussite est modeste – à l’aune états-unienne –
mais suffisante. Elle leur permet de réaliser leur rêve, qui n’est pas un
rêve commun : il va tourner son film, elle va tourner dans son film. Elle,
elle l’aime. Lui aussi, sans doute. Mais sa priorité est ailleurs. Les pages
relatant le tournage en Afrique sont exceptionnelles. Marie Darrieussecq écrit la
démesure de la végétation, des insectes ; la moiteur du climat et
l’inconfort du quotidien d’une jeune femme européenne dans la forêt
équatoriale ; les relations avec les guides locaux, et les croyances
ambiantes. Elle écrit l’attente de Solange, sa persévérance et
son fol espoir, tandis que son amour noir est tout entier concentré sur son
œuvre de metteur en scène. Elle écrit en adoptant – pas en
parodiant – le style de Marguerite Duras à qui elle a emprunté une phrase pour
donner titre à son roman. « Ôter ses bottes, se doucher, son désir c’était
ça, voilà » ou bien encore : « Vouloir se faire aimer de tout le
monde plutôt qu’un seul, ça lui faisait comme un repos ». On est, là, dans
le rythme et le phrasé presque exact de Duras. Un seul exemple : « De
lui obéir à ce point, c’était sa façon à elle d’espérer » (in Moderato
cantabile).
On n’est pas loin, non
plus, dans le roman, des difficultés matérielles et financières du tournage d’Apocalypse
now. La forêt, d’où qu’elle soit, est hostile. Et l’on ne remonte pas
impunément le fleuve. Cette remontée physique est aussi psychique. Marie
Darrieussecq s’empare du thème par le prisme de son héroïne Solange : elle
aussi « remonte », elle songe qu’elle a déjà eu un amant noir et
qu’elle n’en avait pas fait cas, elle repense aux sketches de Michel Leeb sur
les Africains entendus dans son enfance. Il faut beaucoup aimer les hommes,
à le lire aujourd’hui, est un roman qui sans doute dépasse ses intentions
premières. Pourtant Marie Darrieussecq, dans sa tribune du Monde, explique :
« J’ai repris dans mon roman une anecdote qui m’a été confiée par un ami
qui ne vit pas, a priori, dans un monde où on se fait traiter de
singe. Cet écrivain et professeur noir possédait une belle voiture et la
faisait laver régulièrement dans un garage. Un jour, un type descend
d’une autre belle voiture et lui tend ses clefs en disant : ‟Quand
tu auras fini avec celle-ci, tu feras la mienne” ». L’allusion, tout
juste effleurée dans le livre, au discours de Dakar fait pendant le montage
final du film de Kouhouesso et renvoie aussi à la version première d’Apocalypse
now : on tourne des scènes, on paie des acteurs, on les coupe au
montage. La coupe du rôle de Solange, sa négation dans
le scénario, est un écho dérisoire mais signifiant de l’exclusion de l’homme
africain dans l’Histoire.
Kouhouesso aura d’autres
aventures, avec une portoricaine, puis une mi-canadienne mi-sud-africaine. On
ne saura rien des amours à venir de Solange. On saura simplement que la passion
n’a d’autre couleur que celle de la passion, dont on guérit malgré tout. Il
n’est pas seulement question de beaucoup aimer les hommes, quels qu’ils soient,
quelle que soit la manière dont ils peuvent nous aimer. Il est question
d’aimer, tout simplement, et de s’en remettre. Marie Darrieussecq, en évoquant
Miles Davis et Juliette Greco dans sa tribune, donne à son livre une
perspective supplémentaire. Nécessaire. Mais que l’on aurait voulue inutile.
Dans l’étrange actualité des temps ambiants français, dans la remontée vomitive
de retranchements que l’on croyait dépassés, la lecture de ce roman devient
autre. Littéraire ET immédiate.
Article publié le 25 novembre 2013 sur La Règle du Jeu