dimanche 16 février 2014

La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre


La Compagnie des spectres, Lydie Salvayre, roman (Prix Novembre 1997), Seuil, 1997 et Points Seuil, 1998 et 2011.

Une fille et sa mère vivent dans un appartement transformé en taudis. Survient un huissier, qui fait son boulot d’huissier, suite à une plainte pour impayés. Le roman est un huis-clos classique : unité de lieu, d’action et de temps. Tragédie classique. Une tragédie qui prend place chez les petits et les sans-grade, écrite comme un récit, déclamée comme un grand cri. Une comédie sociale ? Non. Restons sur la tragédie. Exposition, nœud, dénouement. Climax. Une voix qui dit « je » – la fille –, un rôle muet – l’huissier –, un récit rapporté – celui de la mère, et même rapporté au carré, la mère qui raconte ce que sa mère a vécu. Il y a, dans ce livre-là – mais dans tous les livres de Salvayre – une volonté de jouer avec la langue. Dans Passage à l’ennemie, la forme utilisée est celle des rapports de police (un inspecteur des RG rend compte de son infiltration en banlieue, dans la langue des rapports administratifs). Dans La Compagnie des spectres, la langue de l’autorité est celle de l’huissier, mais sa voix est à peine audible, submergée par le flot de paroles de la mère et de la fille.

« L’huissier s’attaqua aussitôt à l’inventaire et inscrivit sur un calepin noir qu’il sortit de son cartable : un thermomètre mural de style macaronique figurant une biche effarée derrière un feuillage ciselé dans le cuivre, lequel nous paraît sans valeur ; un éventail manche de bois tissu noir décoré de roses rouges portant l’inscription RECUERDOS DE GRANADA, lequel nous estimons à peu de choses […] ».
  
Là aussi, la langue est administrative, dénotative, écrite. L’inventaire égrène un quotidien de misère, sans affect. Le « nous » du rapport est presque un nous collectif – nous, l’autorité – qui s’oppose aux « je » de la mère et de la fille, bien individualisés. Ces deux je juxtaposés vont avoir raison du nous administratif. Les deux femmes peuvent paraître dans un premier temps écrasées par la situation, mais elles ne « s’écrasent » pas face à l’autorité. Elles parlent.
   
La fille cherche la formule adéquate, s’embrouille et se reprend : « Le fait est, monsieur l’huissier, que je glan, que je suis tout le jour dans un désœuvrement que ma mère encourage ». La mère, elle, ne se pose pas la question de la langue, elle « dit ». Et elle dit, peut-être, ce qu’il ne faut pas dire, ce qu’il vaut mieux ne pas dire, ce que l’on ne dit jamais, que l’on n’entend jamais. Elle dit, par exemple, « Heil Pétain ! ».
   
Le vendredi 2 mars 2012, l’auteur répondait aux questions des lycéens dans le cadre de la fête du livre de Bron (Rhône). À propos de La Compagnie des spectres, dans le public, l’affaire était plutôt entendue : la mère, dans le roman, est folle. Mais Lydie Salvayre n’était pas aussi affirmative : « La mère, enfant, a assisté à l’assassinat de son frère par la Milice. Son frère a été tué comme un chien ! Et la mère a vécu cet assassinat comme une épreuve de destruction. À partir de ce moment, elle perd toute notion d’humanité civilisée. Elle ne peut prendre aucune distance critique ou émotionnelle. Alors, est-ce qu’elle est folle ? La question se pose ».

Pour la mère, le temps s’est arrêté. Il s’est figé, et elle est figée, elle, dans un temps de désastre, de dégât non réparable : « Ma mère, monsieur l’huissier, ne distingue pas le passé du présent, le jour de la nuit, ni les vivants des morts ». Pour elle, l’huissier est envoyé par Darnand, le maréchal « Putain » est toujours là. En 1978, après que Darquier de Pellepoix a déclaré dans L’Express que Bousquet était seul responsable des rafles de 1943, elle se sent investie d’une mission. La déclaration de l’ex-commissaire général aux Questions juives est faite trente-cinq ans exactement après l’assassinat de son frère Jean : « Ce fut à l’issue de cette lecture, monsieur, le 28 octobre 1978 à dix heures du matin, que le destin de ma mère se décida. Ou sa folie. Comme on voudra ». Folie ? Peut-être pas. Peut-être simplement malheur, « station » d’horreur dont on ne peut pas s’extraire.
  
À Bron, Lydie Salvayre a précisé son intention lorsqu’elle écrivait La Compagnie des spectres. Elle a choisi de placer le traumatisme de la mère en France à l’époque de la Milice, mais le roman parle aussi, en creux, de la Shoah, de ceux qui sont revenus des camps mais n’en sont pas réellement revenus, de ceux qui ont été confrontés à l’horreur la plus extrême. La vraie question étant « comment vivre après ? » Une fois le travail de documentation achevé, après avoir lu une masse conséquente de documents traitant de la période 1940-1944, la trame du roman était décidée. Un jour, dans le café où Lydie Salvayre a ses habitudes, et alors qu’elle feuilletait un album de Doisneau sur la période, un vieux monsieur, un habitué des lieux, s’est approché de sa table. « Ça vous intéresse, cette période ? Regardez ! ». Le vieux monsieur a remonté sa manche, et lui a montré les chiffres tatoués sur son avant-bras. « J’étais à Buchenwald. Vous savez comment on l’appelait le maréchal, là-bas, entre nous ? On l’appelait le maréchal Putain ».
  
Dans le roman, la mère n’appelle jamais autrement Pétain que Putain. Lydie Salvayre avait trouvé – on venait de lui donner – l’expression emblématique du personnage de la mère.
   
Revenons sur la « tragédie ». Unité de lieu, d’action et de temps : l’appartement occupé par la mère et la fille, l’inventaire de l’huissier, la visite qui dure deux heures. Mais le roman n’obéit pas seulement aux canons classiques français. Lydie Salvayre est espagnole d’origine. Durant ses études, elle s’est intéressée, entre autres, à la littérature picaresque. En France, depuis l’Académie, le bon goût est de rigueur. On a oublié Rabelais. On est passé, peu ou prou, à côté du baroque et de la picaresque. Dans la littérature espagnole, il y a place pour le « mauvais goût », pour le trivial. Dans le théâtre du siècle d’or, la noblesse s’exprime noblement, mais on entend également la voix populaire, ses expressions, ses intonations, son vocabulaire. Dans La Compagnie des spectres, le langage est « détraqué », selon les mots de Lydie Salvayre (« je veux détraquer la belle langue » déclare-t-elle à Bron). Les deux premiers paragraphes placent d’emblée le roman sur le terrain de l’affrontement belle langue/langue populaire :
   
« Et alors même que je me confondais en politesses, monsieur l’huissier par-ci, monsieur l’huissier par-là, car j’escomptais par ces amabilités qui ne m’étaient en rien naturelles impressionner favorablement cet huissier et l’amener à annuler ses arrêts ou tout au moins à les adoucir, je vis la porte de la chambre s’ouvrir brusquement et ma mère apparaître dans sa chemise de nuit sale, ceinturée par cette affreuse banane dont elle ne se séparait jamais, pour le cas, disait-elle, où elle serait conduite manu militari en camp d’internement, je vis, disais-je, ma mère apparaître et lancer à l’homme de loi d’une voix effrayante : C’est Darnand qui t’envoie ?
Je la reconduisis aussitôt dans ce que par dérision nous appelions ses appartements, en priant l’huissier qui ne s’était pas départi de son calme, bien qu’il fût, je le suppose, assez décontenancé, de bien vouloir patienter quelques instants ».
   
Mais cet affrontement belle langue/langue populaire n’est pas l’affrontement huissier/mère et fille. Dans le même élan, dans le même souffle, dans le même effort, la fille mêle les registres et s’explique sur ses choix lexicaux : « ses appartements » est contrebalancé par « par dérision », « amabilités » par « en rien naturelles ». Tout au long du texte l’huissier reste muet et le lecteur n’a accès qu’à son inventaire, platement descriptif. Le mauvais goût, dans le roman, est avant tout visuel : il passe par la description des objets de l’inventaire. Paradoxalement, et humoristiquement, c’est à l’huissier – dont la langue est « noble » – qu’il revient d’énoncer le mauvais goût, de le détailler, de le consigner. Le mauvais goût est aussi un « laisser aller », dans la description de la tenue vestimentaire de la mère. La fille, elle, dans sa langue, ne se laisse pas aller. Elle se veut maîtresse de son expression. C’est par son discours que la fille va tenter de se hisser, désespérément, au-dessus de sa « condition ».
   
Nous parlions en introduction de « dégât de la filiation ». La Compagnie des spectres, dont le titre originel devait être « L’Inventaire du désastre » – titre refusé par l’éditeur – est de ces romans travaillés sur la langue et l’Histoire, qui rendent compte, effectivement, d’un « désastre ». D’une logique de désastre. Le sursaut final, salubre, revigorant, presque inespéré, sonne comme une victoire sur l’inéluctable.