La Compagnie des
spectres, Lydie Salvayre, roman (Prix Novembre 1997), Seuil, 1997 et Points
Seuil, 1998 et 2011.
Une fille et sa mère
vivent dans un appartement transformé en taudis. Survient un huissier, qui fait
son boulot d’huissier, suite à une plainte pour impayés. Le roman est un
huis-clos classique : unité de lieu, d’action et de temps. Tragédie
classique. Une tragédie qui prend place chez les petits et les sans-grade,
écrite comme un récit, déclamée comme un grand cri. Une comédie sociale ?
Non. Restons sur la tragédie. Exposition, nœud, dénouement. Climax. Une voix
qui dit « je » – la fille –, un rôle muet – l’huissier –, un récit
rapporté – celui de la mère, et même rapporté au carré, la mère qui raconte ce
que sa mère a vécu. Il y a, dans ce livre-là – mais dans tous les livres de
Salvayre – une volonté de jouer avec la langue. Dans Passage à l’ennemie,
la forme utilisée est celle des rapports de police (un inspecteur des RG rend
compte de son infiltration en banlieue, dans la langue des rapports
administratifs). Dans La Compagnie des spectres, la langue de
l’autorité est celle de l’huissier, mais sa voix est à peine audible, submergée
par le flot de paroles de la mère et de la fille.
« L’huissier
s’attaqua aussitôt à l’inventaire et inscrivit sur un calepin noir qu’il sortit
de son cartable : un thermomètre mural de style macaronique figurant une
biche effarée derrière un feuillage ciselé dans le cuivre, lequel nous paraît
sans valeur ; un éventail manche de bois tissu noir décoré de roses rouges
portant l’inscription RECUERDOS DE GRANADA, lequel nous estimons à peu de
choses […] ».
Là aussi, la langue est administrative,
dénotative, écrite. L’inventaire égrène un quotidien de misère, sans affect. Le
« nous » du rapport est presque un nous collectif – nous, l’autorité
– qui s’oppose aux « je » de la mère et de la fille, bien
individualisés. Ces deux je juxtaposés vont avoir raison du nous administratif.
Les deux femmes peuvent paraître dans un premier temps écrasées par la
situation, mais elles ne « s’écrasent » pas face à l’autorité. Elles
parlent.
La fille cherche la
formule adéquate, s’embrouille et se reprend : « Le fait est,
monsieur l’huissier, que je glan, que je suis tout le jour dans un désœuvrement
que ma mère encourage ». La mère, elle, ne se pose pas la question de
la langue, elle « dit ». Et elle dit, peut-être, ce qu’il ne faut pas
dire, ce qu’il vaut mieux ne pas dire, ce que l’on ne dit jamais, que l’on
n’entend jamais. Elle dit, par exemple, « Heil Pétain ! ».
Le vendredi 2 mars 2012,
l’auteur répondait aux questions des lycéens dans le cadre de la fête du livre
de Bron (Rhône). À propos de La Compagnie des spectres, dans le
public, l’affaire était plutôt entendue : la mère, dans le roman, est
folle. Mais Lydie Salvayre n’était pas aussi affirmative : « La mère,
enfant, a assisté à l’assassinat de son frère par la Milice. Son frère a été
tué comme un chien ! Et la mère a vécu cet assassinat comme une épreuve de
destruction. À partir de ce moment, elle perd toute notion d’humanité
civilisée. Elle ne peut prendre aucune distance critique ou émotionnelle.
Alors, est-ce qu’elle est folle ? La question se pose ».
Pour la mère, le temps
s’est arrêté. Il s’est figé, et elle est figée, elle, dans un temps de
désastre, de dégât non réparable : « Ma mère, monsieur
l’huissier, ne distingue pas le passé du présent, le jour de la nuit, ni les
vivants des morts ». Pour elle, l’huissier est envoyé par Darnand, le
maréchal « Putain » est toujours là. En 1978, après que Darquier de
Pellepoix a déclaré dans L’Express que Bousquet était seul
responsable des rafles de 1943, elle se sent investie d’une mission. La déclaration
de l’ex-commissaire général aux Questions juives est faite trente-cinq ans
exactement après l’assassinat de son frère Jean : « Ce fut à
l’issue de cette lecture, monsieur, le 28 octobre 1978 à dix heures du matin,
que le destin de ma mère se décida. Ou sa folie. Comme on voudra ».
Folie ? Peut-être pas. Peut-être simplement malheur, « station »
d’horreur dont on ne peut pas s’extraire.
À Bron, Lydie Salvayre a
précisé son intention lorsqu’elle écrivait La Compagnie des spectres.
Elle a choisi de placer le traumatisme de la mère en France à l’époque de la
Milice, mais le roman parle aussi, en creux, de la Shoah, de ceux qui sont
revenus des camps mais n’en sont pas réellement revenus, de ceux qui ont été
confrontés à l’horreur la plus extrême. La vraie question étant « comment
vivre après ? » Une fois le travail de documentation achevé, après
avoir lu une masse conséquente de documents traitant de la période 1940-1944,
la trame du roman était décidée. Un jour, dans le café où Lydie Salvayre a ses
habitudes, et alors qu’elle feuilletait un album de Doisneau sur la période, un
vieux monsieur, un habitué des lieux, s’est approché de sa table. « Ça
vous intéresse, cette période ? Regardez ! ». Le vieux monsieur
a remonté sa manche, et lui a montré les chiffres tatoués sur son avant-bras.
« J’étais à Buchenwald. Vous savez comment on l’appelait le maréchal,
là-bas, entre nous ? On l’appelait le maréchal Putain ».
Dans le roman, la mère
n’appelle jamais autrement Pétain que Putain. Lydie Salvayre avait trouvé – on
venait de lui donner – l’expression emblématique du personnage de la mère.
Revenons sur la
« tragédie ». Unité de lieu, d’action et de temps :
l’appartement occupé par la mère et la fille, l’inventaire de l’huissier, la
visite qui dure deux heures. Mais le roman n’obéit pas seulement aux canons
classiques français. Lydie Salvayre est espagnole d’origine. Durant ses études,
elle s’est intéressée, entre autres, à la littérature picaresque. En France,
depuis l’Académie, le bon goût est de rigueur. On a oublié Rabelais. On est
passé, peu ou prou, à côté du baroque et de la picaresque. Dans la littérature
espagnole, il y a place pour le « mauvais goût », pour le trivial.
Dans le théâtre du siècle d’or, la noblesse s’exprime noblement, mais on entend
également la voix populaire, ses expressions, ses intonations, son vocabulaire.
Dans La Compagnie des spectres, le langage est
« détraqué », selon les mots de Lydie Salvayre (« je veux
détraquer la belle langue » déclare-t-elle à Bron). Les deux premiers
paragraphes placent d’emblée le roman sur le terrain de l’affrontement belle
langue/langue populaire :
« Et alors même
que je me confondais en politesses, monsieur l’huissier par-ci, monsieur
l’huissier par-là, car j’escomptais par ces amabilités qui ne m’étaient en rien
naturelles impressionner favorablement cet huissier et l’amener à annuler ses
arrêts ou tout au moins à les adoucir, je vis la porte de la chambre s’ouvrir
brusquement et ma mère apparaître dans sa chemise de nuit sale, ceinturée par
cette affreuse banane dont elle ne se séparait jamais, pour le cas,
disait-elle, où elle serait conduite manu militari en camp d’internement, je
vis, disais-je, ma mère apparaître et lancer à l’homme de loi d’une voix
effrayante : C’est Darnand qui t’envoie ?
Je la reconduisis
aussitôt dans ce que par dérision nous appelions ses appartements, en priant
l’huissier qui ne s’était pas départi de son calme, bien qu’il fût, je le
suppose, assez décontenancé, de bien vouloir patienter quelques
instants ».
Mais cet affrontement
belle langue/langue populaire n’est pas l’affrontement huissier/mère et fille.
Dans le même élan, dans le même souffle, dans le même effort, la
fille mêle les registres et s’explique sur ses choix lexicaux : « ses
appartements » est contrebalancé par « par dérision »,
« amabilités » par « en rien naturelles ». Tout au long du
texte l’huissier reste muet et le lecteur n’a accès qu’à son inventaire,
platement descriptif. Le mauvais goût, dans le roman, est avant tout
visuel : il passe par la description des objets de l’inventaire.
Paradoxalement, et humoristiquement, c’est à l’huissier – dont la langue est
« noble » – qu’il revient d’énoncer le mauvais goût, de le détailler,
de le consigner. Le mauvais goût est aussi un « laisser aller », dans
la description de la tenue vestimentaire de la mère. La fille, elle, dans sa
langue, ne se laisse pas aller. Elle se veut maîtresse de son expression. C’est
par son discours que la fille va tenter de se hisser, désespérément, au-dessus
de sa « condition ».
Nous parlions en
introduction de « dégât de la filiation ». La Compagnie
des spectres, dont le titre originel devait être « L’Inventaire du
désastre » – titre refusé par l’éditeur – est de ces romans travaillés sur
la langue et l’Histoire, qui rendent compte, effectivement, d’un
« désastre ». D’une logique de désastre. Le sursaut final, salubre,
revigorant, presque inespéré, sonne comme une victoire sur l’inéluctable.