mardi 25 février 2014

Anaïs ou les gravières de Lionel-Edouard Martin


Anaïs ou les Gravières, Lionel-Edouard Martin, roman, éditions du Sonneur, avril 2012, 160 p.

Une jeune fille est assassinée dans un bourg de province. Un journaliste mène l’enquête. Ce pourrait être un roman policier. Ça l’est sans doute, mais l’enquête, et la quête, sont autres. Dans Anaïs ou les Gravières, Lionel-Edouard Martin utilise le motif du polar pour tisser un texte d’écriture. Disons-le ainsi pour l’instant.
La France profonde – le Poitou. Les chantiers et les grues, les engins, le paysage semi-urbain qui change, et là-dedans, là-dessus, là-dessous, des ouvriers et des patrons, une femme de ménage, un légionnaire, des lycéennes. Et l’enquêteur, correspondant local d’un journal, lourd de deuil.

La jeune fille avait une mère. Une mère célibataire, séduite toute jeune par un bel ouvrier aux muscles durs, au cœur tendre. Il jouait de l’harmonica. Anaïs a grandi avec sa mère. Le père, le beau Mao, n’a pas vraiment déserté. Il n’était simplement pas fait pour la vie de couple. Tout se passait bien, au fond. Jusqu’à ce qu’Anaïs se fasse trucider. Voilà pour l’intrigue. L’assassin, on le découvrira, sans doute. Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, comme dans toute enquête digne de ce nom, est dans la quête. Le narrateur, ce journaliste en deuil, comble le vide. Par des mots.

« Un café, Francis, pour l’homme de lettres ! »
Dans la chambre à coucher, le narrateur ne peut plus entrer. Nathalie, la femme qu’il aimait, est morte dans un accident. Il la nomme parfois. Parfois, il dit « Nathalie ». Mais souvent, il dit elleElle, qui fait écho à L***, ce gros bourg endormi de l’enfance. Un peu plus loin du bourg de L***, il y a la ville de M***, où vit le narrateur. Elle et « aime ». Dans le prénom de Nathalie, il y a les lettres d’Anaïs, à part ce S superflu. Anaïs ou les gravières est aussi une histoire d’alphabet, qui dessine un parcours :

« De L*** à M***, c’est l’ordre alphabétique, on tire toujours vers plus de sud, douze kilomètres qui se font bien, la route est rectiligne, taillée dans du plat, ponctuée de ces lieux-dits : Vaux, Bidon-Cinq, Chambue, qui embrouillent l’abécédaire ».

Alphabet, abécédaire. Une réflexion, sur ce point : le nom de famille d’Anaïs et de sa mère n’est pas donné. On sait simplement qu’il est « monosyllabique et dense de son poids de consonnes » (1). À ces seuls exemples, on comprend que la quête de l’enquêteur, c’est le texte lui-même. Le texte fait de lettres, de syllabes, de mots, puis de phrases. Et l’enquêteur, c’est à part égale le narrateur qui devient écrivain, et l’écrivain qui le manipule. Le tout début du roman mêle dans un même élan la ponctuation, la parole et la phrase, le sens et le paysage :

« Des barres de HLM ponctuent ce large bout de plaine. La géographie locale est comme de la parole qui décroît en force et en signification : les phrases se développent du cœur de la ville, haut juché, bourgeois, vers les berges du Cain ; puis ça remonte, sec et prolétaire, affaibli, vers des coteaux, avant de s’éluder, tout à voix audibles, fluettes, vers le pourtour, qui est de plat pierreux ».

P. 66, on retrouve ce même paragraphe, mis en perspective. Le narrateur explique qu’il a « tâché de faire du langage », et que « ça a donné le tout début de [son] roman ». Il précise qu’il a « gribouillé » ces phrases (l’incipit, donc) sur du bristol, en oblique. Voilà pour la perspective. Une perspective horizontale, celle du texte.

Lionel-Edouard Martin réussit le tour de force de donner à voir un roman qui s’écrit tout en restant sur la ligne du thème policier. Le narrateur, ce petit journaliste devenu enquêteur, s’interroge tout autant sur les témoins et acteurs du drame que sur son propre ressenti et sa façon d’en rendre compte. Il marche, il cherche. Et, ce faisant, il avance dans son texte en élaboration, et il trouve.

« Je suis un personnage parmi les autres, avec ma propre matière, double : ma chair et mon passé de grand type, bien vivant, et cette incandescence qu’est devenu mon cœur depuis qu’il y brûle cette elle à grand feu constant ; un personnage sans nom parmi ceux qui gravitent, peu nombreux, autour d’Anaïs – sa mère, Petit Louis, Toto Beauze, le légionnaire, Mao.
Quelques lieux, comme les pierres émergées d’un gué.
Telle serait ma substance, si je devais écrire. »
L*** et M*** sont les lettres centrales de l’alphabet (2). Les va-et-vient entre les deux bourgs conduisent le narrateur à penser :

« j’avançais […] non vers l’A initial, “noir corset velu des mouches éclatantes”, mais vers une délivrance, l’éclair du Z fendeur de cieux brûlés ».

La lettre Z, on la trouvera dans le nom d’un des protagonistes (Beauze) et en initiale de ZUP. D’Anaïs, personnage, à ZUP, le décor, l’alphabet dessine bien un parcours.

« Laisse les caves. Ou alors prends ta lampe, explore »
Un narrateur en quête de texte, ce n’est rien sans son axe complémentaire. Le texte, c’est la ligne,  l’horizontalité. Pour que le roman tienne debout, pour qu’il puisse être envisagé dans toute sa globalité, il faut de la hauteur, de la profondeur. Le décor. Qui, en l’occurrence, n’a rien d’un carton-pâte de théâtre. C’est de la pierre, gravats-gravières, maison troglodyte et caves de HLM. Sous terre, sous les gravats d’une barre d’immeubles abattue, les adolescents, parmi lesquels la mère d’Anaïs, exploraient. Jouaient, se réfugiaient. Sous terre, sous la barre qu’il a abattue, l’ouvrier Mao est venu chercher son harmonica perdu « dans le royaume souterrain » et y a trouvé la future mère d’Anaïs. Car le père de la jeune victime s’appelle Mao. Et dans ce « Mao », on entend « moi ». En écho presque inversé. Le narrateur, par Mao/moi interposé, s’explore à son tour. Et, parce qu’il faut bien remonter des entrailles de la terre, parce que la vérité, peut-être, ne se trouve qu’en relevant la tête, on assiste à un suicide improbable et symbolique, par pendaison « ascendante ».

« La dépression est aussi un gouffre », dit le narrateur. Et d’affirmer un peu plus loin : « Je me sens libéré. Je ne suis plus dans les grottes ». Le paysage des gravières et des chantiers, des routes à ornières et des caves éventrées, est aussi un paysage mental.

« L’œil bleu-rêve »
Au croisement de l’axe horizontal (le texte) et de l’axe vertical (le décor) il y a sans doute le point central de l’ « œil ». Mao, l’ouvrier de chantier, le père d’Anaïs, joue sur son harmonica un succès de l’époque, Lady Mary, dont les paroles débutent par « oh, lady Mary, petite fille aux yeux bleus… ». Les yeux bleus, ils balisent tout le roman. Ce sont les yeux « bleu-rêve » de Mao, peut-être polonais ; c’est « le regard toujours bleu, d’un bleu qui prend au ventre » de Beauze, l’ancien patron de Mao, le propriétaire des sablières. Beauze, l’homme « aux yeux trop bleus ».  « L’œil », c’est ainsi que s’intitule la troisième partie du roman. Il est symbolisé tout autant par l’objectif de l’appareil-photo qui permet au narrateur de découvrir Nathalie – et d’en tomber amoureux – avant de la rencontrer physiquement que par l’écran de l’ordinateur jamais éteint. Symbolisé également par la fenêtre de la cuisine de la mère d’Anaïs :

« Et la mère d’Anaïs, comment voyait-elle la réalité, maintenant que s’était contracté son univers pour finir, peau de chagrin, par loger dans cette cuisine où nous parlions, avec pour seul horizon la fenêtre où paraissaient un moignon d’arbre, un mur percé de baies étoupées de voilages ? »

Le motif de l’œil a des allures métaphysiques. Lorsque le narrateur fait parler Anaïs, c’est à nouveau l’œil bleu qui surgit :

« Alors l’œil bleu, oui. Vous comprendrez. Celui qui sort de la tombe. L’œil gros – une lune –, mais bleu dans le judas ; l’œil, on dira – bleu. Comme, dans les gouffres, en levant la tête on voit le ciel ».

Le bleu du ciel est aussi le bleu de la mer, cet horizon inaccessible lorsqu’on vit au beau milieu des terres. Le bleu, il est aussi dans le soleil, comme un grand œil ouvert dans les cieux, lorsque le narrateur quitte les gravières de Toto Beauze : « Dehors, un soleil bleu coupait ».
Il en faut, du talent et de la technique, de la sensibilité et de la maturité, pour écrire un texte commeAnaïs ou les Gravières. Il en faut, du sens de la gravité, pour réussir un tel équilibre entre conduite du récit et réflexion sur la narration, entre élaboration des personnages et plongée métaphysique. L’auteur s’appelle Lionel-Edouard Martin. C’est un écrivain. Un écrivain. Il donne avec Anaïs… un roman intelligent dans une langue travaillée et agréable. La profondeur du propos n’entrave en rien le plaisir de la lecture. Les références (à Rimbaud, surtout, mais aussi à Breton, à Céline…) jalonnent le texte comme autant de clins d’œil complices.

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Notes
(1) En ce qui concerne le nom de famille d’Anaïs et de sa mère, il est « monosyllabique et dense de  poids de ses consonnes ». On trouve p.53 une notation sur le poids des voyelles : « “Ah”, ça veut tout dire. C’est la lourde voyelle, la ponctuation traînante ». L’abécédaire est doté de gravité : dense, lourde

(2) En ce qui concerne les choix de L*** et M***, on remarquera que l’auteur Lionel-Edouard Martin use souvent de l’abréviation LEM pour son nom. Nous signalons cela pour information, sans en tirer de conclusion.