Léonora Miano, La
Saison de l’ombre, Grasset,
septembre 2013, 240 pages. Prix Femina 2013.
« Revenir aux temps de la mémoire »
Quelque part en Afrique
subsaharienne, le clan Mulongo. On entre dans le roman de Léonora Miano alors
que la catastrophe a déjà eu lieu. La catastrophe, c’est le grand incendie, qui
trois semaines auparavant a ravagé les cases. Et lorsqu’il s’est agi de se
recompter entre soi, on s’est aperçu que douze hommes manquaient : deux
anciens et dix jeunes initiés. Dix premiers nés. Les mères des jeunes hommes
disparus sont depuis tenues à l’écart, regroupées dans une case commune. Elles ont
le droit d’aller puiser l’eau, mais uniquement lorsque les autres femmes du
village ne peuvent les croiser. Elles ne doivent pas manger de viande, mais seulement
les végétaux qu’elles auront cultivés dans le petit carré qu’on leur a octroyé.
Cette mise à l’écart, c’est Ebeise qui l’a suggérée, et le conseil a
suivi sa suggestion. Ebeise n’est plus considérée comme une femme, elle
est la matrone ménopausée, sa voix compte. Lorsqu’une ombre continue de planer
sur la case commune alors que le jour s’est levé, elle y voit le signe que les
rêves ont visité « celles dont les fils n’ont pas été retrouvés ». Et
elle s’interroge sur le bien-fondé de cette mise à l’écart. De ce repli.
Entrer dans le roman de
Léonora Miano, c’est revenir aux temps de la mémoire. Dans les remerciements,
en fin d’ouvrage, l’auteur s’explique sur la genèse du roman : un rapport
de mission remis à l’UNESCO, intitulé La
Mémoire de la capture, démontrait la persistance de la mémoire de la traite
négrière dans les récits oraux. Léonora Miano s’est emparée du thème, et a bâti
sa fiction. L’Afrique où nous entrons est celle des rites et des mythes,
traditionnelle. Le clan Mulongo ne connaît du monde que la brousse qui entoure
le village, et le clan voisin des Bwele. Son récit fondateur magnifie la reine
Emene, qui a conduit son peuple « de pongo jusqu’à
mikondo », c’est-à-dire du nord au sud, après une scission. Ebeise
s’en remet souvent à Emene, elle est pour elle un phare de
sagesse et de force.
C’est que dans le clan, on
a attribué aux femmes un rôle ambivalent : elles n’ont droit à la parole
que lorsqu’elles ne peuvent plus êtres mères, mais le pouvoir se transmet par
la lignée maternelle ; la polygamie est de rigueur, mais l’époux de basse
extraction peut sacrifier sa fortune pour une jeune fille de haute lignée et
s’en tenir à une seule épouse. Les femmes, centrales et redoutées, car donnant
la vie. Protégées et ostracisées. Lorsque dix fils disparaissent, leurs dix
mères ne forment plus « qu’une seule et même personne ». Dans une
scène magnifique, au début du roman, on les voit sortir toutes ensemble de leur
case commune, enlacées : « Les trois étages de leur coiffure en
cascade, multipliés par dix, forment une large corolle, chaque palier évoquant
un pétale recourbé ». Elles sont unies par la disparition de leur fils,
mais elles n’envisagent pas forcément la perte sous le même angle :
certains étaient des fils aimés, d’autres des enfants nés dans la violence. Les
individualités se font jour, tout d’abord, dans l’anonymat. Chaque femme est
toutes les femmes du groupe. Puis elles se différencient, et le lecteur apprend
leur nom.
Le clan, c’est le groupe.
Le rempart premier et ultime. La douleur des dix mères ne doit pas
déteindre : « On sait qu’elles ont mal. C’est pour cela que cette
maison commune leur a été affectée ». D’ailleurs, dans les usages, le sort
des veuves est fixé : elles doivent s’éloigner pour pleurer leur chagrin,
et ne revenir au village qu’après un temps donné. Mais « celles dont les
fils n’ont pas été retrouvés », comment les qualifier ? Leurs fils
sont-ils morts ? Où sont les corps ? Et si les garçons étaient
vivants ? La douleur des mères, cette plaie
ouverte, ne doit pas peser. Seule la cohérence du clan, dont la devise est
« Je suis parce que nous sommes », est à sauver. « Il ne faut
pas gémir sur le sort d’un enfant quand on a la chance d’en avoir d’autres,
quand on peut encore en mettre au monde ». C’est pour cela, sans doute,
que l’on n’est pas parti à la recherche des disparus. Le roman de Léonora Miano est aussi celui de l’apparition de
l’individualité. On ne se résigne plus, soudain. On veut savoir, quitte à
transgresser les règles immémoriales.
Avec La Saison de l’ombre, on assiste au basculement de l’Histoire
africaine. Les temps ne sont pas datés, les régions ne sont pas spécifiées, les
mots esclavage et traite ne sont jamais prononcés. Le mystère de la disparition
de dix premiers nés, et de l’incendie originel, trouve son explication dans la
nouvelle marche du monde, l’appât du gain et la rivalité. Le chef du village,
son frère jaloux, le clan Bwele, les Blancs « aux pieds de
poules » : le monde s’élargit, et les femmes Mulongo s’étonnent et
s’épouvantent de cette découverte/confirmation. « Eyabe n’est pas
certaine d’avoir tout saisi. On vient de lui confirmer que, comme elle l’a
toujours cru, le monde ne se limite pas aux Mulongo et aux Bwele, même si elle
sait que ces derniers sont très nombreux ». Le dessillement des femmes
éprouvées passe par le périple. Le monde est vaste et contraire. Le voisin est
l’ennemi. On embarque sur un bateau et l’on chante, enchaîné, rasé, tandis que
l’on entend le plouf des corps dans l’océan. On était un initié, jeune homme
fier et tranquille, on connaissait la force de son esprit. Et voilà que les
corps sont forcés, malmenés, entravés. Niés. On n’est plus qu’une force
monnayée. L’esprit n’a plus de valeur. Le corps ne compte que s’il résiste.
L’écriture de Léonora
Miano, ample, oscille entre conte et épopée. La phrase, poétique, est scandée
par un vocabulaire tiré du douala du Cameroun – un glossaire est proposé en fin
d’ouvrage – sans que la lecture en soit entravée. La Saison de l’ombre n’est pas un roman qui se lit distraitement. Son
rythme, sa lenteur parfois, et la douleur qu’il tisse, requièrent une attention
de chaque ligne. Que le prix Femina lui ait été attribué semble une
évidence : c’est bien la voix des femmes, leur soumission et leur sursaut,
qui courent, là. Femmes intemporelles, ancrées dans leur réalité autochtone mais
nées d’une romancière francophone contemporaine ; mères subsahariennes
surgies de leur village, mais mues par ce qui nous meut, sous toutes latitudes
et en tous siècles : recherche de la vérité sous la fatalité, sursaut
devant l’inacceptable accepté, peine et courage. Les douleurs de l’Afrique nous
sont données ici littérairement, et dépassent le continent.
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Première publication de cet article le 2 décembre 2013 sur La Règle du Jeu