mardi 18 mars 2014

Regards croisés (5) - Le Maître des illusions de Donna Tartt



Regards croisés
Un livre, deux lectures - En collaboration avec Virginie Neufville
  

Donna Tartt, Le Maître des illusions (The secret history), traduit de l’anglais (USA) par Pierre Alien, (première édition : Plon, 1993), Pocket n°4203, 706 pages.

Ce n’est qu’en exergue de la seconde partie, au centre exact du roman, que le titre français de « l’histoire secrète » de Donna Tartt devient explicite. Le « maître des illusions », c’est Dionysos, le dieu grec de l’ivresse et de l’extase. « Que pouvait-il y avoir de plus terrifiant et de plus beau, pour des âmes comme celles des Grecs ou les nôtres, que de perdre tout contrôle ? […] Cela, pour moi, c’est la terrible séduction du rituel dionysiaque. Difficile à imaginer, pour nous. » (p.63). Ainsi s’exprime le professeur Julian Morrow durant le premier cours auquel assiste Richard Papen, le narrateur. Richard vient de Californie, il s’est inscrit à l’université de Hampden (Vermont) un peu par hasard, et il veut étudier le grec ancien. Il est accepté par le professeur Morrow, et intègre le tout petit groupe de ses étudiants : outre Richard, ils sont cinq – le sombre Henry, les jumeaux Charles et Camilla, le roux Francis, et Bunny, qui préfère les romans de Fu Manchu à la lecture d’Homère.
  
Dès la première phrase du roman le lecteur sait qu’un meurtre a été commis, dont Bunny est la victime. Et dès le deuxième paragraphe, le lecteur comprend que ce sont ses compagnons de cours qui l’ont tué. Il s’agit du premier assassinat. Mais pas du premier crime. Le meurtre inaugural a eu lieu lors d’une extase dionysiaque. Quatre des étudiants ont cherché – et trouvé – à appliquer les vagues méthodes évoquées par Julian lors de son cours pour atteindre l’extase : chanter, crier, danser pied nus, et boire, bien sûr. Au réveil de cette nuit extraordinaire, ils se rendent compte qu’ils ont massacré un brave paysan du coin. Bunny, qui ne faisait pas partie de l’aventure, comprend ce qu’ils ont fait. Il faut l’empêcher de parler, et ne pas se soumettre à son chantage voilé. Donc…

Un tel résumé ne dit rien ou presque du roman de Donna Tartt. Le Maître des illusions est un récit à la première personne, qui rend compte d’événements ayant eu lieu huit années auparavant, au cœur des années 80. C’est, dans une certaine mesure, un « roman de campus » : on y décrit la vie étudiante américaine, ses fêtes orgiaques – alcool, drogue… – ; on y parle de devoirs à rendre, de relations avec les professeurs, de travaux en bibliothèque, etc. Mais le petit groupe d’étudiants de grec est un monde à lui tout seul, passablement décalé (Henry, par exemple, ne sait pas qui est Marilyn Monroe). Tous les six – puis tous les cinq – forment une micro-société autarcique et autistique, soumise à la seule tutelle du professeur Morrow. Souvent ils s’expriment en grec incompréhensible lorsqu’ils sont au milieu d’autres étudiants. L’argent de Francis et (surtout) celui d’Henry coule à flots. Richard décrit un monde auquel il appartient, mais pas tout à fait. Lui, il n’a pas un sou. Durant un hiver particulièrement rigoureux il ne trouve refuge que dans un atelier de lutherie au toit crevé, et les pages qui décrivent son errance et sa douleur – le froid, les hallucinations, la solitude et la fierté – sont parmi les plus extraordinaires du roman.

Le récit relate les faits selon une chronologie retrouvée par Richard. Il ne s’agit pas à proprement parler de retours en arrière, mais d’une manière particulièrement habile et maligne de dévoiler et distiller toute l’horreur tragique et psychologique des événements. Le récit de Richard suit le processus de lecture et d’élucidation du lecteur au plus près. La tension terrifiante du roman n’est pas due à la résolution d’une quelconque énigme, puisque tout est dit, dès le début. La tension est soumise à une sorte de spirale infernale, implacable. Pour ne prendre qu’un seul exemple : les obsèques de Bunny. Bien entendu, ses compagnons d’étude y assistent. Ses compagnons d’étude qui sont aussi ses assassins… Dans une espèce de fatalité acceptée et de sursaut coupable, les uns et les autres réagissent différemment. C’est Charles, le jumeau de Camilla, qui poussera la logique dionysiaque au plus loin. Car, si tous s’enivrent à leur manière – par le dédain, la drogue, la superbe, le détachement ou la tentative de suicide –, Charles choisit – ou se laisse prendre par – l’alcoolisme véritable. Dionysos est avant tout le dieu du vin. Et de la tragédie.

Le tout petit groupe d’étudiants est victime – on peut interpréter le roman ainsi – du charisme et du charme du professeur Morrow. Car c’est bien lui, Julian, qui évoque les extases dionysiaques et déclenche la catastrophe première. Car c’est bien lui encore, qui, après la mort de Bunny, pontifie en feignant de compatir : « La mort est-elle quelque chose de si terrible ? Elle vous paraît terrible parce que vous êtes jeunes, mais qui peut dire si son sort est moins enviable que le vôtre ? » (p. 609). On croirait l’entendre s’écouter parler… Il ne les aime pas, ces étudiants. Eux, ils le vénèrent. Lui, il fuit dès qu’il comprend ce qu’ils ont fait. Julian Morrow est un gourou ordinaire. Dangereux parce qu’indécelable. Le jeune Henry, qui lui voue une admiration sans borne, est à l’origine de l’enchaînement des faits. Il est l’instrument de la tragédie. La justice des hommes est incapable de déceler les coupables. Les crimes commis par ces jeunes gens de vingt ans à peine sont inconcevables. Une certaine justice s’exercera cependant, biaisée, sans lien avec l’appareil judiciaire. Ce petit groupe d’étudiants est définitivement à part. Donna Tartt parsème le récit de Richard de réflexions effroyables, qui cernent au plus près les ambivalences des réactions humaines : « Si effroyable qu’avait été ce moment, il était indéniable que le meurtre de Bunny avait transformé la suite des événements en une sorte de Technicolor éblouissant. Et bien que cette nouvelle lucidité de ma vision fût parfois éprouvante pour les nerfs, on ne pouvait nier que c’était une sensation pas complètement désagréable » (p. 628).

On pourrait signaler que Donna Tartt dédie son roman à Bret Easton Ellis, et qu’elle a étudié dans une université du Vermont. Cela n’ajouterait pas grand-chose au roman. Le Maître des illusions, première publication de la romancière, est déjà un coup de maître. Trois romans publiés en trente ans. Le dernier en date : Le Chardonneret, parfaitement réussi lui aussi, plus ample peut-être dans la géographie du récit. Mais ce premier roman, tout de même… Déjà parfait, non ?

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 Lire l'article de Virginie Neufville à propos de ce roman sur son blog Fragments de lectures

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Dionysos et son cortége de Ménades - Illustration de Kuhn Régnier - Contes et Légendes Mythologiques (Emile Genest) Fernand Nathan Ed.