Julio
Cortázar, Pages inespérées (Papeles
inesperados), préface et traduction de l’espagnol (Argentine) de Sylvie
Protin, Gallimard, Du monde entier, mars 2014, 136 pages.
Julio
Cortázar, Façons de perdre (Alguien que
anda por ahí), traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure
Guille-Bataillon, Gallimard, L’imaginaire, mars 2014, 186 pages.
Cent ans. On célèbre en
2014 le centenaire de la naissance de Julio Cortázar (et celui de Marguerite
Duras, et celui de Romain Gary. Quelle année !) De la littérature du
siècle dernier, donc, que ces récits et micro-récits. Mais en découvrant les Pages inespérées, et en relisant les
différentes Façons de perdre, le
lecteur – la lectrice – visite des mondes et traverse des situations également contemporaines
et intemporelles. Le mode fantastique est le mode de prédilection de Cortázar,
on le sait. Son fantastique est proche du surréalisme et de l’absurde, avec
cette manière toute argentine de se regarder, dans la dérision sérieuse et le
décalage concerné. Mais Cortázar, au fond, était-il un auteur
fantastique ? Était-il même argentin ? Né à Bruxelles, vivant à Paris
dès 1951 (dès l’arrivée de Perón au pouvoir), naturalisé français en 1981 (en
même temps que Milan Kundera), nourri, comme tous les Argentins, de culture
européenne, Cortázar est le plus hexagonal des écrivains portègnes. Un hexagone
débordant largement vers la Belgique : il y est né, et il a traduit, entre
autres, Marguerite Yourcenar en espagnol.
Les Pages inespérées sont des pages retrouvées, des textes parus dans
des revues qui n’ont eu qu’un temps, ou des papiers conservés dans ce que
Sylvie Protin, dans sa préface, nomme « l’armoire-miracle » : un
meuble anodin, chez la veuve de Julio – Aurora – qui renfermait quelques
merveilleux secrets. Les Cronopes et les Fameux ressurgissent. Un certain Lucas
continue de vivre une existence qui frôle et rejoint celle de l’auteur. Dans la
partie intitulée « Hôpital blues », Lucas, cloué sur son lit de
malade, souffrant d’une infection difficile à identifier, subit le défilé de
ses amis, et celui du médecin et de sa cour constituée d’internes,
d’infirmières, de laborantins. La communication est difficile, les amis sont
enjoués et gaffeurs, le médecin pressé. « Un professeur […] va de malade
en malade comme le président de la République […] félicite les gagnants du
championnat de football » : une poignée de main, un mot rapide à
chacun sans écouter la réponse, sourire aux lèvres. Pas fantastique a priori,
non. Déprimant et irréel, tout juste quotidien pour qu’on y décèle du réalisme
psychologique. Mais résolument fantastique dans la manière de présenter ce
quotidien et ce réalisme. Dans l’hôpital de Cortázar les malades fument dans
les chambres, exigent que l’on change le mobilier de place. Tout est dans le
ton, et dans l’angle d’attaque. De la même façon, le sort fait aux coquilles
d’un texte prend, dans « Lucas, ses coquilles », l’allure d’une
traque au rat que l’on tente d’appâter avec de minuscules morceaux de gouda.
Tout vient de l’expression « errata », car là où il y a
« errata », il y a « rat » (en espagnol, rat se dit rata, ce qui, euphoniquement, rend le
texte plus réjouissant). Queneau aurait aimé ce passage. Chez Cortázar,
l’étrange naît souvent du maniement du langage. Dans le délectable texte
intitulé « En Mathilde », un femme s’exprime en décalage :
« Le bureau vient à neuf heures […] et donc à huit heures et demie mon
appartement me quitte et l’escalier me dévale à toute allure parce qu’avec les
problèmes de circulation, le bureau a du mal à arriver à l’heure ».
Parfaitement compréhensible et parfaitement renversé.
Le fantastique se niche aussi dans le langage.
Façons de perdre est un
recueil de 1977 (1978 pour la traduction française de Laure Guille-Bataillon).
Intitulé en espagnol, Alguien que anda
por ahí – titre de la nouvelle « Quelqu’un qui passe par là » –
il regroupe onze textes différents dans l’inspiration (pour autant que ce
mot-là ait une quelconque signification). Le titre français est
intéressant : on sait que Cortázar a publié un roman intitulé Les Gagnants (Los premios). Façons de
perdre ne présente pas, à première lecture, un ensemble homogène. Les
thèmes sont divers : l’adolescence, le couple, la politique, par exemple. Ce
sont les thèmes qui intéressent en premier lieu Cortázar. Son œuvre est bâtie
autour de l’idée de pétrissage et d’édification. On devient ce que l’on est
parce que le désir nous pousse et la politique nous contre. La politique, ou le
social dans ses grandes largeurs. Cortázar dénonce et pointe du stylo nos
travers ridicules et nos sursauts magnifiques. Certains récits de Façons de perdre s’appuient sur
l’actualité de l’époque (le recueil a été interdit en Argentine à sa sortie),
mais leur force demeure aujourd’hui. Le regard de l’écrivain a su déceler dans la situation ambiante quelque chose de
parfaitement humain, en tous lieux et sous toutes latitudes. Et c’est bien ce
que l’on demande à un écrivain, au fond : extirper de la vie-comme-elle-va
ce qui fait la vie même. Cortázar a choisi une voie parallèle au réalisme et à
la dénonciation, diablement efficace.
Ces deux publications – Façons de perdre et Pages inespérées – sont reliées par le fond et la forme. Sylvie
Protin s’exprime, dans la préface des textes retrouvés, aussi, en
traductrice : « Pour traduire […] il a fallu prendre en compte le
corpus des traductions déjà connues. En effet,
ces Pages inespérées sont
comme les rhizomes d’une œuvre qui se poursuit, bifurque, se reprend ». Et
la traductrice de signaler que « Ciao,
Vérone » (in Pages inespérées)
est la continuation de la nouvelle « Les Faces de la médaille » (in Façons de perdre). Et qu’il a fallu s’en
tenir à ce qui avait été traduit en 1978 : « Javier reste donc Xavier et la cabaña
est un chalet ». C’est aussi grâce à ces scrupuleuses préventions de
traduction que Cortázar nous parle si bien et si juste, à cent ans de sa
naissance.