lundi 24 mars 2014

Microfictions, fictions majeures



Compte-rendu de la rencontre organisée par le CNL (Centre National du Livre) le 22 mars 2014 au Salon du Livre de Paris.

Intervenantes argentines : Selva Almada, Inés Garland, Samanta Schweblin, Ana María Shua.
Intervenant français : Georges-Olivier Châteaureynaud.
Direction des débats : Jean-Claude Perrier.

De gauche à droite : interprète - Ana María Shua - Samanta Schweblin - Jean-Claude Perrier - Inés Garland - Selva Almada - interprète - Georges-Olivier Châteaureynaud.

Dans l’espace professionnel du CNL (stand N80) sont réunis cinq écrivains : quatre Argentines et un Français, qui ont pour point commun d’avoir écrit et publié des nouvelles. Jean-Claude Perrier propose à chaque écrivain de donner sa définition du genre, et d’essayer de dégager la différence fondamentale avec le roman. Ana María Shua a publié trois recueils de nouvelles (cuentos) et cinq recueils de microfictions (microrelatos). Elle affirme que la microfiction est fondamentalement différente de la nouvelle. Samanta Schweblin souligne qu’elle n’a jamais publié de roman, et donc qu’elle ignore tout de dilemme du romancier. Inés Garland, qui a publié des nouvelles et des romans, n’a jamais écrit de microfictions, mais est persuadée qu’un microrelato est très différent d’un cuento. Selva Almada, quant à elle, se déclare nouvelliste et romancière, et considère que la microfiction est un genre très difficile. Georges-Olivier Châteaureynaud revient sur son parcours d’écrivain : il a commencé par la poésie et par de courtes proses narratives, puis est passé, très vite, à la nouvelle. Il alterne depuis 1973 les publications de romans et de recueils de nouvelles, mais n’a jamais écrit de microfiction.

Jean-Claude Perrier pose ensuite la question de la décision du genre : comment un écrivain décide-t-il que l’idée qu’il a en tête va devenir une microfiction, une nouvelle ou un roman ? Si Ana María Shua n’hésite pas – pour elle, la décision du format est immédiate – Samanta Schweblin avoue que pour elle, la distance n’est pas la question. La question est plutôt celle du temps que l’on a devant soi : avant qu’on ne lui attribue une bourse d’écriture, elle se sentait pressée « sous pression » et s’obligeait à finir son texte en une semaine. À présent qu’elle a du temps devant elle, elle peut écrire des récits plus longs. Inès Garland, pour sa part, avoue ne jamais savoir exactement où elle va quand elle commence à raconter une histoire ; elle peut commencer une nouvelle et s’apercevoir que, finalement, elle est en train d’écrire un roman. Le problème de la microfiction, dit-elle, est que le genre exige de savoir où l’on va et elle, elle ne sait jamais, a priori où elle va, sur quelle distance. Sentiment partagé par Selva Almada, qui déclare cependant que sa préférence va au roman. À présent, lorsqu’elle écrit une nouvelle, c’est souvent sur commande – pour une revue, une anthologie. En fait, depuis qu’elle écrit des romans, elle a de plus en plus de difficulté à se confronter au texte court.

Georges-Olivier Châteaureynaud rebondit sur une réflexion de Jean-Claude Perrier à propos de la place de la nouvelle dans l’édition : en Argentine, et dans l’espace hispano-américain en général, le cuento est un genre reconnu et diffusé, alors qu’en France la nouvelle est plutôt marginale. Châteaureynaud approuve, mais nuance l’analyse. Il précise que depuis les années 70, les perspectives ont changé, on a assisté à une renaissance du genre, due en partie aux enseignants qui conseillent la lecture de nouvelles à leurs élèves. Mais, ajoute-t-il, le genre-roi en France reste le roman. Ana María Shua approuve, regrettant qu’en Argentine la microfiction ne soit pas du tout commerciale. « Il suffit de regarder la liste des bestsellers », dit-elle. « Ce sont des pavés ! » Chacun s’accorde pour constater que moins les lecteurs ont de temps pour lire, plus ils lisent de gros livres, dans une sorte de basculement inexplicable.

En fait, le lecteur de nouvelles est un lecteur plus « spécialisé » que le lecteur de romans. Il n’est pas forcément facile de goûter un texte bref qui déploie une situation filée ; il est plus simple, peut-être, de se laisser happer par un roman, plus long, dans lequel on s’installe, avec digressions et multiples personnages. La lecture d’un roman peut paraître plus confortable, tandis que pour lire une nouvelle, il faut accepter de se laisser prendre pour un temps assez court, et accepter aussi de quitter les personnages et les situations, pour passer ensuite, dans le texte suivant du recueil, à une autre histoire. Samanta Schweblin ajoute que les Argentins sont des lecteurs naturels de cuentos, comme si les textes brefs faisaient partie de leur ADN de lecteur, et Selva Almada souligne qu’en Argentine il existe de nombreuses petites maisons d’éditions qui s’intéressent aux nouvelles, ce qui offre un choix élargi. Georges-Olivier Châteaureynaud revient sur la différence entre nouvelle et roman, en soulignant que le monde de la nouvelle est un monde d’unicité et de contraintes. Dans les textes courts, on s’en tient à quelques personnages, à quelques arguments. Le roman procède par accumulation, tandis que la nouvelle procède par évitement. Ce qui rejoint la réflexion de Samanta Schweblin : pour écrire ses cuentos, elle réduit ses textes au minimum, à l’essentiel. Le métier du nouvelliste, du cuentista, c’est de « couper ».

Il revient à Ana María Shua de conclure par la lecture d’une de ses microfictions.

Durant cette rencontre, devant un public attentif composé à part égale d’hispanophones et de francophones, il a été aussi question de la légère différence de dénomination : microfiction, microrelato, nouvelle, cuento, et novella, ce dernier genre étant plutôt en vogue dans l’univers anglo-saxon. On ne sait dire au juste si une novella est longue nouvelle ou un court roman.

Après la rencontre devant le public, dans un échange informel entre les participants, Inès Garland a récité ce qui pour elle est la microfiction parfaite, le texte d’Hemingway : « À vendre, chaussure bébé, jamais portées ».

*


Selva ALMADA est née dans la province d’Entre Ríos en 1973, elle est l’auteure de plusieurs livres de contes et de poésie. Son premier roman, El viento que arrasa, a été très bien accueilli par la critique.




  
Inés GARLAND est née à Buenos Aires en 1960. Elle a publié son premier roman en 2006, El rey de los Centauros (Alfaguara). Piedra, papel o tijera (Alfaguara, 2009), à paraître sous le titre Pierre contre ciseaux à l’Ecole des loisirs en mars 2014, a reçu le prestigieux prix de l’Association de littérature jeunesse d’Argentine (ALIJA) le désignant ainsi comme meilleur roman jeunesse argentin de l’année de sa sortie.

   
Samanta SCHWEBLIN est née à Buenos Aires en 1978. Son premier livre de nouvelles paraît en 2002 et, en 2008, Des oiseaux plein la bouche (prix Casa de las Americas) est paru aux Éditions du Seuil en 2013. Traduite et publiée dans une dizaine de pays, elle a été reconnue par la revue Granta comme l’une des meilleures narratrices de langue espagnole.

  
Ana María SHUA est née en 1951, à Buenos Aires, elle a publié plus de quatre-vingt livres dans de nombreux genres. Elle est particulièrement célèbre dans le monde hispanique des deux rives de l’Atlantique sous le nom de "la Reine de la Microfiction". On peut lire d’elle en France La saison des fantômes (Cataplum éditions, 2010), La mort comme effet secondaire (Folies d’encre, 2013).


  
Georges-OlivierCHÂTEAUREYNAUD est l’auteur d’une œuvre ample (plus d’une centaine de nouvelles et une dizaine de romans). Il est l’un des acteurs du renouveau de la nouvelle en France, inlassable défenseur du genre. Prix Renaudot pour La Faculté des songes et Bourse Goncourt de la nouvelle pour son recueil Singe savant tabassé par deux clowns. Il a présidé la Société des Gens de Lettres, est secrétaire général du prix Renaudot et membres de plusieurs jurys littéraires.




Jean-Claude PERRIER est essayiste et journaliste à Livres Hebdo.