Antoine Sénanque, Etienne regrette, roman, Grasset, 8
janvier 2014, 240 pages.
Antoine Sénanque aime
raconter des histoires où l’amitié virile flirte avec la tendresse, où le
malaise de la dépression rebondit sur l’absurdité joyeuse du monde, où les
hommes respirent difficilement, mais profondément. Dans Salut Marie !, son précédent roman, un type refusait de
s’intéresser à la vierge Marie qui n’apparaissait que pour lui. Dans Etienne regrette, le roman qui paraît en
cette rentrée de janvier, Etienne Fusain, prof de philo, se retrouve lui aussi
face à une apparition incompréhensible : sur son bureau, dans sa salle de
cours, il découvre un graffiti gravé au stylo rouge. « Fusain est un
con. » Ce n’est pas tant l’assertion qui le bouleverse, mais le point
final, appuyé comme une vérité indiscutable. Fusain est un con. Point. Rien à
dire d’autre. Tout est dit. Etienne Fusain, 54 ans, marié à Viviane, père de
Mathilde, enseignant et vivant à Saint-Denis, profite, d’une certaine façon, de
ce choc émotionnel. Il s’absente du lycée et s’en va vivre quelques temps avec
son ami Larbeau, médecin légiste. Sa vie ne sera plus jamais la même.
Dans Etienne regrette, c’est l’idée de la mort qui est mise en jeu. Avec
tranquillité et humour. Denis Larbeau, par exemple, qui tient à jour de
macabres comptes : il consigne les décès de ses camarades de classe, se
tient au courant de leur état de santé, envisage leurs maladies probables. Il
passe sa vie à fouiller et scier les cadavres, il a choisi cette voie
professionnelle pour pouvoir découvrir, un jour, une étincelle dans la chair
morte, quelque chose qui lui dirait, lui ferait comprendre, que la mort ne
gagne pas toujours. Larbeau est un jouisseur tendre. Il fréquente les putes, il
a aimé un homme, il entretient une relation suivie avec une amie d’enfance,
Lily. C’est auprès de Lily qu’Etienne va se sentir revivre.
Le roman suit son cours au
long de péripéties graduellement improbables et réjouissantes. On se fait
balayer par une vague incompressible, au bout d’une jetée, et l’on ne se noie
pas. On vole la chaise de Vincent à Auvers. On croise un ancien du Vietnam
reconverti dans le proxénétisme et le blanchiment d’argent sale. On coupe à la
va-vite, à la morgue, une jambe sur un cadavre non identifié. On consulte une
télépathe. Tout s’imbrique sur fond de sensualité retrouvée auprès de Lily, de
voyage à Capri, de pigeons convoqués dans un pavillon de banlieue, de jeûne
mortifère et salutaire à la fois.
Fusain, Larbeau et Lily
forment un joli trio, entre bande-dessinée tendance Pieds-nickelés et philosophie de vie version stoïque. Le roman est léger
et grave à la fois, placé sous le signe – redessiné – d’Épictète :
« - Les types comme
toi me font peur. Les stoïques. Ce sont des monstres, ils acceptent tout, les
calamités comme les grâces. Ils ne font pas la différence.
- N’aie pas peur, Denis.
- J’ai pas peur mais quand je
t’ai recueilli, tu n’étais qu’un petit prof de philo dépressif parce qu’un
élève t’avait traité de con. Et là, tu la joues héros de la Résistance avant la
Libération, il y a quand même des nuances. C’est pas conseillé, ça, dans le
manuel d’Epictèque.
- Épictète.
- Tu fais chier, Etienne.
- J’ai simplement dit que,
selon Épictète, il y a des choses qui dépendent de nous et d’autres qui n’en
dépendent pas et dont il ne faut pas se soucier.
- Par exemple ?
- Des détails, comme nos
décès. » (p.188)