jeudi 20 mars 2014

L’Échange des princesses de Chantal Thomas



Chantal Thomas, L’échange des princesses, Seuil, septembre 2013, 336 pages.

L’une est française : Louise Élisabeth, fille de Philippe d’Orléans, régent du royaume de France. Elle a onze ans et va devenir reine d’Espagne en épousant Luis, prince des Asturies. L’autre est espagnole : Anna María Victoria, fille de Felipe V, roi d’Espagne. Elle a quatre ans et va devenir reine de France en épousant Louis XV. Leurs trajectoires sont liées. Elles se mettent en route pour rallier leur pays d’adoption et leur futur époux, se rejoignent le temps d’une embrassade sur l’île des faisans au milieu de la Bidassoa, et repartent chacune de son côté. Oh, elles ne voyagent pas seules ! Tout un cortège les accompagne, étrange caravane attendue de ville en ville, fêtée avec enthousiasme par les populations locales. Deux enfants – l’une encore bébé, l’autre pré-adolescente – échangées, presque vendues par leurs pères, sacrifiées sur l’autel politique. Il s’agit, par deux unions parallèles, de faire cesser les guerres franco-espagnoles. Les deux Philippe (le Régent et Felipe V) vont unir leurs filles aux deux Louis (Luis 1ro et Louis XV). Chantal Thomas souligne cette symétrie parfaite en choisissant de raconter cette histoire double en chapitres alternés.

Louise Elizabeth de Bourbon Orléans
Le voyage est affaire de logistique : « Comme dans tout échange commercial le problème du transport est fondamental. Dans le cas des princesses, de la catégories des marchandises fragiles, la situation est préoccupante ». L’hiver 1721 est rigoureux, les routes chaotiques, il faut des semaines et des semaines pour rallier le point d’arrivée, Paris ou Madrid. L’installation à la cour dissocie enfin les trajectoires des fillettes : on les voit occuper leur nouvel espace selon des réactions bien différentes. Louise Élizabeth refuse l’arrangement, s’enferme dans ses appartements espagnols. Elle boude, renâcle, somatise, se goinfre puis se fait vomir. Par-delà les siècles et l’Histoire, elle apparaît comme une ado en révolte, provocatrice et malheureuse. Son fiancé royal n’est pas un prince charmant, juste un ado, lui aussi, souffreteux et désirant. Anna María Victoria, à Paris ou à Versailles, est une enfant délicieuse. Accommodante, jamais grognon ou presque, mettant tout son zèle et toute sa remarquable intelligence à séduire un Louis XV distant, aimant la chasse et apprenant à faire la guerre. Le ridicule de la situation – une enfant de 4 ans et un futur roi de 11 ans déambulant dans les allées du château comme un vrai couple – est sans cesse masqué par les impératifs du pouvoir et de la politique. La petite Espagnole, déçue par le désintérêt de son époux, mais ne baissant jamais les bras, trouve du réconfort auprès de ses poupées, de sa nounou Nieves et de « maman » Ventadour qui, après avoir élevé le futur roi de France, élève et éduque la future reine. Louis XV est jaloux de cela : on lui a fait quitter le monde des femmes pour celui des hommes, il a l’impression que sa petite fiancée lui vole la part de caresses et de tendresse à laquelle il a droit. Il est jaloux de « maman » Ventadour.

Anna María Victoria
La comédie des intrigues, dans L’Échange des princesses, met en scène des hommes et des femmes avides de pouvoir et de reconnaissance, quand ils sont déjà maîtres du monde ou à peu près : le roi d’Espagne est français (il est le premier de la lignée des Bourbon ibériques) et ne veut plus de guerre contre la France ; la reine d’Espagne est italienne et donne en pâture sa propre progéniture tandis qu’elle déteste les enfants nés du premier mariage de son royal époux ; le Régent jouisseur et vieillissant ne veut pas céder sa place ; Dubois enrage de mourir alors qu’il pourrait encore profiter de sa charge de conseiller ; Saint-Simon s’offre en ambassade pour un titre de Grand d’Espagne – ah ! avoir le privilège de garder son chapeau en présence des monarques ! Chantal Thomas débusque les travers de chacun et montre les sursauts de chacune. Les psychologies sonnent juste et les destins, tout invraisemblables et historiques qu’ils soient, marient la petitesse, le romanesque et le tragique.

L’histoire finit bien, ou mal, c’est selon. Retour à l’envoyeur, pourrait-on dire. Elles reprennent la route après quelques années d’exil, pour un trajet en sens inverse. L’une règnera, ailleurs. L’autre aura régné quelques mois et sera oubliée. Le petit roi espagnol amoureux aura la vie brève, et son père lui succèdera après avoir abdiqué. Louis XV épousera une princesse polonaise de sept ans son aînée. La marche de l’Histoire est à ce prix : le sacrifice des enfants. Enfance dévastée pour les héritiers de la couronne.

L’Histoire pétrit des destins individuels qui nous semblent uniques, vus par le prisme du devoir d’un XVIIIe siècle commençant, et plus largement de la guerre et de la paix. Cependant… ces deux pauvres petites princesses, l’une rebelle et l’autre entièrement versée dans l’acceptation d’un destin inéluctable, nous renvoient des images contemporaines de mariages forcés et d’arrangements familiaux. Terrifiant. Les femmes – les fillettes – au cœur de la marche d’un monde, ou d’une famille. Et les garçonnets, pas mieux lotis, éduqués dans la prédominance de leur sexe, mais fragiles, attendrissants dans leur détermination imposée. C’est tout cela que suggère aussi Chantal Thomas, tout en délicatesse.

Le roman est dédié à Alfredo Arias « en souvenir du spectacle Les Noces de l’enfant roi ». Ce spectacle, un ballet baroque sur une musique des Rita Mitsouko, a été donné dans les jardins de Versailles en 2006, dans le cadre du festival « Les Fêtes de nuit ». Chantal Thomas était l’auteur du livret. Elle a continué l’aventure avec ce roman, en l’amplifiant.

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A lire également, sur La Règle du Jeu, mon compte-rendu de la rencontre organisée lors des Assises Internationales du Roman, entre Chantal Thomas et les lycéens.