Yves Bichet, L’Homme
qui marche, roman, Mercure de
France, janvier 2014, 176 pages.
À l’ère
de la randonnée et du trekking, Robert Coublevie marche, simplement. Il n’était
qu’un pion – surveillant au lycée d’Embrun – et lorsque sa femme l’a quitté,
Coublevie s’est fait chemineau. Désormais, il place ses pas sur la Ligne. La
Ligne, c’est la frontière franco-italienne, entre Mont Thabor, Mont Cenis,
Plampinet et Bardonecchia. Les Alpes. Hautes, les Alpes. Avec comme point
d’ancrage la ville de Briançon, la plus haute commune de France – et d’Europe,
disent certains. Car l’essentiel est de prendre de la hauteur.
Sur la
Ligne chemine également un chartreux défroqué. Lui, il marche côté italien. La
conversation – une seule et longue conversation, faite de silences et de
confidences, d’évocations de souvenirs sensuels et culinaires – est un fil déroulé
sur la frontière : ni Coublevie ni le chartreux ne passe jamais du côté
opposé. Une voix en Italie, une voix en France. Des blockhaus désaffectés leur
servent parfois d’abri pour la nuit, et chacun dort de son côté du bâtiment,
sans jamais franchir la découpe invisible. « On longe, mais on ne franchit
jamais ».
À
Briançon vit la jeune Camille. 16 ans, un père bistrotier, un chagrin et un
secret lourds à porter. Lorsque Coublevie comprend qu’il ne pourra plus
marcher, que son corps lâche et l’oblige à la station sur son chemin, il
prend sur lui la croix de Camille et de son père. Au substantif d’ « oblation »,
trop marqué dans le rite religieux, Bichet préfère l’adjectif
« oblatif », plus à même de rendre compte du sacrifice consenti de
Coublevie. L’amour que ce dernier porte à la jeune Camille n’a rien de
concupiscent et le don qu’il lui fait – don de soi, du reste de sa vie – est un
présent sans attente de contrepartie. En un mot, oblatif :
« [Camille] mérite amplement ce pas de côté de la part de quelqu’un qui a
passé sa vie sur la frontière en tentant de marcher droit. Le plus droit
possible ».
La force
de ce roman repose à la fois sur l’élaboration des personnages – troubles ou
sereins, campés avec force – et sur l’évocation des paysages. Les fleurs des
Alpes tiennent une place particulière, le bleu des gentianes par exemple. La montagne
– son vide écrasant, ses sentiers âpres – scie les reins et oblige à sonder les
cœurs. La ville de Briançon est le lieu du (des) crime(s). La frontière
pierreuse celui de la réconciliation.
Il y a,
dans L’Homme qui marche, une
connivence d’inspiration et d’observation, de recul et d’empathie, qui renvoie
à Pascal Garnier ou Lionel-Edouard Martin. Autant dire au bon, au très bon de
la littérature française contemporaine.
*
Extrait :
« Un
jour prochain, les limites des anciennes nations ensorcelleront le monde. Les
chemins frontaliers rameuteront ceux qui ne croient plus en rien : les
poètes, les philosophes, les amoureux, les rêveurs des temps nouveaux comme des
temps révolus et les gros cons comme moi qui aiment marcher sans mesure leur
vie durant. Je ne me lasse pas d’arpenter mon bout de frontière qui file d’un
col à l’autre, qui serpente à l’infini entre l’Italie et la France, deux
nations maintenant inutiles et désemparées. Les montagnes sont désertes,
majestueuses, et comme écartées du monde. Moi, je suis bronzé et passé de mode.
Je vis entre ciel et terre. Je tente d’oublier les humains ». (p.105)