vendredi 21 mars 2014

Le Paris de Perec et Queneau


Georges Perec, Perec/rinations, Zulma poche, 13 mars 2014, 142 pages.

Raymond Queneau, Connaissez-vous Paris ?, Folio, avril 2011, 180 pages.

1980-1981 : Georges Perec s’amuse à amuser – et torturer – les lecteurs de Télérama. Chaque mois, il leur propose une grille de mots croisés et des jeux. Un arrondissement à la fois, suivant un angle d’attaque historique et culturel qu’il va distordre en logique implacable. De quoi s’arracher les cheveux. Il s’agit de retrouver la rue où habitèrent André Chénier, Yvette Guilbert ou Karl Marx ; de déduire d’un énoncé tout simple (« A Roissy, quatre voyageurs, Albert, Henri, Charles et Nicolas font connaissance ») qui parmi eux est le journaliste ou le spéléologue ; de poser les huit lettres de « comtesse » dans le I horizontal qui correspond à la définition « N’est pour rien dans l’avenue de Ségur ». Oh, bien sûr, une fois la solution donnée, tout semble simple… Pour Georges Perec, Paris est un terrain de jeu.
  
Et le jeu, ça le connaît. Général en chef d’une Vie mode d’emploi au plan de bataille irréprochable – que l’on se reporte au Cahier des charges du roman, édité par Zulma dans la collection « Manuscrits » – il fait de Paris un terrain de jeux érudit. C’est un dialogue complice qu’il tresse avec le joueur, un jeu de pistes auquel il l’invite. Clin d’œil et bienveillance, chausse-trappe abrupte et question facile, on passe de la rage à la jubilation. C’est le but du jeu, que l’on soit parisien, ou pas. Georges Perec a sans cesse oscillé du « jeu » au « je », on le sait. Le lipogramme de La Disparition (sans « e », sans « eux ») s’appuyait autant sur la contrainte que sur l’autobiographie. Dans le Paris qu’il nous fait visiter il y a sans doute de la pérégrination autobiographique à déceler. Il suffit d’emboîter le pas au verbicruciste, nous qui ne sommes que cruciverbistes. Et de se laisser aller à la résolution d’énigmes parisiennes, jusqu’à l’épuisement du lieu, et du joueur.

1936-1938 : Raymond Queneau s’amuse à instruire – et torturer – les lecteurs de L’Intransigeant. Chaque jour, le futur auteur de Zazie dans le métro les soumet à la question : « Combien y avait-il de maisons avenue des Champs-Élysées en 1800 ? » ; « Quelle est la première rue de Paris qui fut dotée de trottoirs ? » ; « Où se trouvait au XVIIIe siècle la Halle aux blés ? ». De vraies questions culturelles, toponymiques, historiques et sociologiques, qui résonnent douloureusement aujourd’hui. Il n’y avait rien à gagner à donner la bonne réponse, quand au XXIe siècle on gagne des centaines d’euros, ou des tablettes fabriquées en Chine, à simplement donner par SMS le nom de l’animateur d’une émission télévisée débile. C’est peut-être la notion même de « jeu » qui s’est perdue. De « jeu » d’apprentissage. Là où l’on jouissait à résoudre des énigmes, où l’on buttait aux frontières de son propre savoir et s’empressait de combler ses lacunes en compulsant les dictionnaires et les encyclopédies, on se contente aujourd’hui d’attendre un tirage au sort entériné par un huissier en paillettes. Il ne s’agit plus de se dépasser, il s’agit simplement de sortir vainqueur d’une mascarade pitoyable.

Ne soyons pas nostalgiques. Réjouissons-nous, au contraire, de la publication de tels ouvrages. Tout n’est peut-être pas perdu ! Les éditions Zulma republieront en avril de Nouveaux Jeux intéressants de Perec. On les attend avec impatience. Car il n’y a rien de mieux que de se torturer les méninges !