Haruki Murakami, La Course au mouton sauvage, 1982, traduit du japonais par Patrick de Vos, éd. du Seuil, 1990,
réed. Coll. Points.
Le monde est médiocre. Aucun doute à avoir
là-dessus. Mais la question est de savoir s’il en a toujours été ainsi ?
Eh bien, non. Au commencement du monde, il y avait le chaos, et le chaos n’est
pas la médiocrité.
H. M., in La Course au mouton sauvage
Relire La Course au mouton sauvage après Ecoute le chant du vent et Flipper,
1973, est une expérience très troublante. J’avais découvert ce roman à sa
sortie en français, et en avais gardé le souvenir d’un univers insolite, exotique
et perturbant. Je me souvenais des paysages d’Hokkaido, de la description de la
neige, et d’une histoire assez déjantée autour d’un type possédé par un mouton.
Les autres romans de Murakami, que j’ai lus ensuite au fil de leurs
publications, s’ils m’avaient paru également étranges, me semblaient moins…
plus… enfin, me semblaient différents. La
Course au mouton sauvage m’avait laissé une drôle d’impression, et je
m’étais dit, dès la dernière page tournée, que je ne le relirais pas – alors
que je relis régulièrement Les Amants du
Spoutnik, par exemple, ce texte-là m’envoûte.
Seulement voilà, les éditions Belfond viennent de publier Ecoute le chant du vent et Flipper, 1973, les deux premiers romans de Murakami dont il a enfin autorisé la traduction en français. Ces textes de jeunesse mettent en scène les mêmes personnages que La Course… Et donc, relecture ! Lus
dans la continuité, ces trois romans surprennent par leur mélancolie. La
jeunesse des personnages – le narrateur et son ami Le Rat – est comme
contrebalancée par une résignation inexplicable. Le temps passe, mais les
attitudes et les habitudes restent les mêmes : on boit des bières, on
fume, on s’interroge sur sa médiocrité, jamais sur son talent. On s’étonne peu.
On finit ses études, on monte une entreprise et l’on travaille sans véritable
entrain. On se marie, on se quitte. La joie et la douleur ne sont jamais
exprimées, peut-être jamais éprouvées.
La Course au mouton sauvage
met en scène un narrateur anonyme – le même que dans les deux premiers opus,
donc – qu’un homme en noir qui semble omniscient vient chercher pour lui
confier une mission : identifier le paysage d’une photo et retrouver le
mouton qui figure sur cette photo. Un mouton particulier, à la toison blanche
ornée d’une étoile sombre. Pas question de refuser la mission, la demande est
fortement teintée de menace. Le narrateur, qui jusque là laissait à peu près
les choses se faire sans lui et le temps glisser sans qu’il s’en émeuve, est
contraint de bouger, de « se » bouger. Il part pour Hokkaido avec sa
petite amie du moment, qui n’a d’autre nom que la girl-friend. Cette fille semble quelconque, mais elle est dotée d'un sixième sens très aiguisé, et cache un secret
de séduction : ses oreilles sont parfaites. Le Rat, lui, est le héros en
creux de l’aventure. Dans Flipper, 1973,
il faisait ses adieux. Dans La Course au
mouton sauvage, il est le déclencheur de cette étrange course.
Le mouton prédateur, sous
l’oxymore, cache la métaphore. La force et le talent de Murakami consistent à
laisser le lecteur libre du décryptage. Comment dire au revoir à ses amis de
jeunesse ? A sa jeunesse ? Comment passer le cap de la
maturité ? Pourquoi laisse-t-on partir les femmes qu’on aime, et pourquoi
les a-t-on aimées ? D’où les puissants tirent-ils leur pouvoir ? A
quoi sert l’argent ? Elles sont nombreuses, les questions posées par ce
roman, et par les deux qui le précèdent. Elles sont nombreuses, à peu près
essentielles, et presque sans réponse nette. L’œuvre de Murakami, tout empreinte
de pop culture et de postmodernité, est autant littéraire que philosophique. Les
symboles en sont universels, et les situations plus que déstabilisantes.
Il s’agit à présent de
relire Danse, danse, danse.