jeudi 10 octobre 2019

La Mer à l’envers de Marie Darrieussecq


Marie Darrieussecq, La Mer à l’envers, éd. P.O.L., 22 août 2019, 256 pages.

Sans doute y a-t-il deux manières d’entendre le titre du dernier roman de Marie Darrieussecq. La mer, celle sur laquelle les migrants naviguent et qu’ils veulent traverser : la Méditerranée, puis la mer du nord. Et la « reum », ce mot qui retentit lorsque sonne le téléphone du fils : « C’EST TA REUM QUI T’APPELLE, GROS, C’EST TA REUM QUI T’APPELLE ». La « reum », la « mère à l’envers », c’est celle de Gabriel et Emma. Elle s’appelle Rose, et c’est un personnage de l’univers fictionnel de Darrieussecq, l’amie de Solange, à Clèves, dans le pays basque, dans le roman Clèves. Solange, on l’a suivie jusqu’à Los Angeles puis au Congo, dans Il faut beaucoup aimer les hommes (2013). Rose est mariée à Christian, elle est psychologue, il est agent immobilier, ils vivent à Paris dans un petit F3 avec leurs deux enfants, et font rénover une maison à Clèves, où ils comptent s’installer et vivre. Tous ensemble ? Pas sûr… Rose hésite, ne sait pas si elle a envie de quitter Christian ou de rester avec lui. Il boit beaucoup, il n’aime pas la façon dont on lui demande d’exercer son métier, il a une conception empathique de la vente d’appartements. La mère de Rose – ce roman est une histoire de mères – offre à sa fille et à ses deux petits-enfants une croisière sur la Méditerranée, pendant les vacances de Noël. C’est sur la mer, grâce ou à cause de sa mère, que Rose va prendre une de ces décisions qui remettent la vie dans le bon sens – et pas à l’envers.

Marie Darrieussecq construit son histoire en trois mouvements, en trois temps bien distincts, qui résonnent comme l’arrivée d’un troisième enfant. Durant la croisière, une nuit, le paquebot accueille les survivants d’un bateau de migrants. Rose est bouleversée, elle laisse ses enfants endormis dans la cabine et se précipite sur le pont pour assister aux manœuvres de sauvetage. Sur la mer, des corps flottent. Sur le pont, des hommes morts ont aussi été remontés des flots, il faut les enjamber.

« Une main noire l’attrapa par la manche et le bout des doigts effleura sa paume, et il y eut ce truc, cette secousse, bang, ce choc qui arrachait comme un petit morceau de temps. […] Il est très jeune, des cheveux mouillés en boucles, un grand front un peu cabossé. Il ressemble à son fils. Elle se dit : si j’adoptais un enfant, ce serait lui. »

Rose court, s’affole. Elle ne sait pas comment aider. Elle retourne à sa cabine, prend l’iPhone de son fils, le chargeur, quelques habits, et retourne voir les rescapés. Elle cherche l’ado qui l’a attrapée par la manche. Elle lui donne le téléphone. Il s’appelle Younès. C’est comme l’annonce qu’un enfant est à venir. Gabriel râle parce qu’il ne retrouve pas son mobile, qui, mobile justement, est localisé sur le bateau des autorités italiennes qui sont venues récupérés les migrants.

Deuxième mouvement : le retour à la vie parisienne, l’époux qui boit, les petits patients difficilement gérables au cabinet de psycho, le beau Gabriel qui va au lycée dans les habits Kooples reçus à Noël sur le paquebot, la petite Emma à l’école, l’appartement décidément trop petit, les travaux à Clèves qui avancent lentement. Younès appelle, et Rose ne répond pas. Lorsqu’il appelle, c’est la photo de son fils qui apparaît sur l’écran du téléphone de Rose, la photo du blond Gabriel. Ce n’est même pas sciemment qu’elle ne répond pas, Rose. Le téléphone sonne toujours au mauvais moment, dans le métro, ou pendant une séance de thérapie. Elle ne répond pas. Ces coups de fil – de fils –  sont comme les coups de pied du fœtus, on sait que l’enfant est là, qu’il va être là, mais pour l’instant, on est encore séparés. Enceinte, ou tout comme, mais pas vraiment mère de celui-là. On est préoccupé, entre autres, par la petite Emma, on découvre qu’elle se fait harceler à l’école, on précipite le déménagement et l’installation à Clèves.

Et l’on s’installe à Clèves. On revient sur ses terres basques. Le beau Gabriel râle un peu, il préférait Paris. Là, dans le sud, il doit prendre le car pour se rendre au lycée, et ne rêve que d’avoir enfin passé son bac pour retourner étudier à la capitale. Et le téléphone sonne, et là, enfin, Rose répond. Elle s’est trompée. En voyant la photo de son fils sur son écran, elle a cru que c’était Gabriel qui l’appelait.

« Elle dit “oui, oui”. Comme elle le dirait à son fils. Patiemment. Elle voudrait jeter le téléphone par la fenêtre tellement elle est stupide, mais elle dit oui oui. […] Il lui parle et elle écoute, elle comprend mal mais c’est comme s’ils se connaissaient depuis longtemps ».

Younès est à Calais, il s’est fait mal aux jambes en voulant « passer ». Elle y va. A Calais, où on l’appelle « la maman ». Elle ramène Younès à Clèves. Voilà, il est arrivé dans le foyer. La chambre d’ami devient la « chambre de Younès ».

La Mer à l’envers n’est pas un roman sur les migrants. La narration est focalisée sur Rose. Qui est Rose ? Une bobo presque caricaturale, qui nourrit ses enfants au bio et sans gluten, qui jette sur le monde ambiant, et singulièrement pendant l’épisode de la croisière, un regard quelque peu condescendant, qui a tout de la Parisienne version Cosmopolitan mais non, ce n’est pas elle. Rose, elle a un secret, et un pouvoir. Quelque chose en elle bout, comprend, donne et guérit. Elle n’est pas parisienne, elle est basque. En Méditerranée, durant sa croisière all inclusive, elle a ressenti le bang quand Younès l’a touchée. Et revenue sur ses terres basques, elle laisse enfin s’exprimer ce qui est en elle : elle est guérisseuse, ou quelque chose comme ça. Elle coupe le feu. Elle absorbe le feu. Elle fait frétiller l’eau dans un verre par sa seule pensée. Younès, l’enfant inespéré, l’a comme révélée à elle-même. Elle s’accepte.

La Mer à l’envers est un roman formidable. Un de ces textes dont on se dit qu’ils cachent un secret, comme Rose cache le sien. Un roman bâti sur une symétrie parfaite dont l’axe est à Athènes, sur l’Acropole : lors de la visite du Parthénon, durant la croisière, la petite Emma disparaît, puis réapparaît. Une enfant que l’on a failli perdre et que l’on a retrouvée, en même temps que l’on a trouvé Younès, le nouvel enfant, l’Africain. Parmi les cariatides du Parthénon, il y en a une qui cache son jeu : elle est fausse, la vraie est au British Museum, à Londres. Le roman se conclut sur les retrouvailles de Rose et Younès à Londres. Rose pense que si Younès n’est pas au rendez-vous sous le pont de Brixton, elle aura sans doute le temps d’aller au British Museum. Pour voir la cariatide ? Le roman ne le dit pas. Ce que dit le roman, c’est qu’il n’y a pas d’enfant perdu, que la vie de Rose est complète. Complétée.

Marie Darrieussecq a déclaré qu’elle n’inventerait plus de personnages, qu’elle s’en tiendrait à ceux de son roman Clèves (2011). Voilà une déclaration qui enchante. Car à partir de ce matériau fictionnel, fixé, Darrieussecq a de quoi envisager tous les thèmes à l’aune de son imaginaire et de ses préoccupations propres, thèmes à la fois contemporains – ici, les migrants – et universels. Dans La Mer à l’envers, au-delà de l’actualité immédiate et prégnante, c’est bien la matière de l’attitude maternelle qui est malaxée. En miroir, avec Younès et Gabriel – les deux garçons s’émanciperont, l’un à Londres et l’autre à Paris – et frontalement avec la petit Emma qui, même loin de Paris, continue d’être harcelée à l’école. Ce qui est aussi malaxé, symboliquement, c’est le « pouvoir », ou plutôt le « don », inexplicable, refusé puis accepté. Quelque chose qui a à voir avec l’irrationnel. Rose, mère avant tout, redevenue épouse, se réconcilie avec sa part cachée, occulte. Le nœud du roman est dans le prologue :

« “Tu négliges ce que tu as dans les mains.” C’est ce que lui dit son mari. Longtemps elle a fait comme si ça n’existait pas. C’était même un peu sale. Et puis il y a eu cette croisière. »

C’est bien la confrontation avec le réel le plus immédiat, le plus inattendu, le plus politique, qui permet à Rose de déployer ce qu’elle est : une femme singulière, un peu à part, une bonne praticienne, une épouse compréhensive, une mère émancipatrice. Ce n’est pas rien. Au-delà de l’acceptation de soi, la part magique de Rose met en relief l’étincelle de chacun. Darrieussecq est de ces écrivains qui creusent en eux et en nous. La Mer à l’envers est un des jalons les plus puissants de son œuvre.

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BONUS 

La jolie dédicace de Marie Darrieussecq :