Marie Darrieussecq, La Mer à l’envers,
éd. P.O.L., 22 août 2019, 256 pages.
Sans doute y
a-t-il deux manières d’entendre le titre du dernier roman de Marie
Darrieussecq. La mer, celle sur laquelle les migrants naviguent et qu’ils veulent
traverser : la Méditerranée, puis la mer du nord. Et la
« reum », ce mot qui retentit lorsque sonne le téléphone du
fils : « C’EST TA REUM QUI T’APPELLE, GROS, C’EST TA REUM QUI
T’APPELLE ». La « reum », la « mère à l’envers »,
c’est celle de Gabriel et Emma. Elle s’appelle Rose, et c’est un personnage de
l’univers fictionnel de Darrieussecq, l’amie de Solange, à Clèves, dans le pays
basque, dans le roman Clèves.
Solange, on l’a suivie jusqu’à Los Angeles puis au Congo, dans Il faut beaucoup aimer les hommes (2013).
Rose est mariée à Christian, elle est psychologue, il est agent immobilier, ils
vivent à Paris dans un petit F3 avec leurs deux enfants, et font rénover une
maison à Clèves, où ils comptent s’installer et vivre. Tous ensemble ? Pas
sûr… Rose hésite, ne sait pas si elle a envie de quitter Christian ou de rester
avec lui. Il boit beaucoup, il n’aime pas la façon dont on lui demande
d’exercer son métier, il a une conception empathique de la vente d’appartements.
La mère de Rose – ce roman est une histoire de mères – offre à sa fille et à
ses deux petits-enfants une croisière sur la Méditerranée, pendant les vacances
de Noël. C’est sur la mer, grâce ou à cause de sa mère, que Rose va prendre une
de ces décisions qui remettent la vie dans le bon sens – et pas à l’envers.
Marie Darrieussecq
construit son histoire en trois mouvements, en trois temps bien distincts, qui
résonnent comme l’arrivée d’un troisième enfant. Durant la croisière, une nuit,
le paquebot accueille les survivants d’un bateau de migrants. Rose est
bouleversée, elle laisse ses enfants endormis dans la cabine et se précipite
sur le pont pour assister aux manœuvres de sauvetage. Sur la mer, des corps
flottent. Sur le pont, des hommes morts ont aussi été remontés des flots, il
faut les enjamber.
« Une
main noire l’attrapa par la manche et le bout des doigts effleura sa paume, et
il y eut ce truc, cette secousse, bang,
ce choc qui arrachait comme un petit morceau de temps. […] Il est très jeune,
des cheveux mouillés en boucles, un grand front un peu cabossé. Il ressemble à
son fils. Elle se dit : si j’adoptais un enfant, ce serait lui. »
Rose court,
s’affole. Elle ne sait pas comment aider. Elle retourne à sa cabine, prend
l’iPhone de son fils, le chargeur, quelques habits, et retourne voir les
rescapés. Elle cherche l’ado qui l’a attrapée par la manche. Elle lui donne le
téléphone. Il s’appelle Younès. C’est comme l’annonce qu’un enfant est à venir.
Gabriel râle parce qu’il ne retrouve pas son mobile, qui, mobile justement, est
localisé sur le bateau des autorités italiennes qui sont venues récupérés les
migrants.
Deuxième
mouvement : le retour à la vie parisienne, l’époux qui boit, les petits
patients difficilement gérables au cabinet de psycho, le beau Gabriel qui va au
lycée dans les habits Kooples reçus à Noël sur le paquebot, la petite Emma à l’école,
l’appartement décidément trop petit, les travaux à Clèves qui avancent
lentement. Younès appelle, et Rose ne répond pas. Lorsqu’il appelle, c’est la
photo de son fils qui apparaît sur l’écran du téléphone de Rose, la photo du
blond Gabriel. Ce n’est même pas sciemment qu’elle ne répond pas, Rose. Le
téléphone sonne toujours au mauvais moment, dans le métro, ou pendant une
séance de thérapie. Elle ne répond pas. Ces coups de fil – de fils – sont comme les coups de pied du fœtus, on sait
que l’enfant est là, qu’il va être là, mais pour l’instant, on est encore
séparés. Enceinte, ou tout comme, mais pas vraiment mère de celui-là. On est
préoccupé, entre autres, par la petite Emma, on découvre qu’elle se fait
harceler à l’école, on précipite le déménagement et l’installation à Clèves.
Et l’on s’installe
à Clèves. On revient sur ses terres basques. Le beau Gabriel râle un peu, il
préférait Paris. Là, dans le sud, il doit prendre le car pour se rendre au
lycée, et ne rêve que d’avoir enfin passé son bac pour retourner étudier à la
capitale. Et le téléphone sonne, et là, enfin, Rose répond. Elle s’est trompée.
En voyant la photo de son fils sur son écran, elle a cru que c’était Gabriel
qui l’appelait.
« Elle
dit “oui, oui”. Comme elle le dirait à son fils. Patiemment. Elle voudrait
jeter le téléphone par la fenêtre tellement elle est stupide, mais elle dit oui
oui. […] Il lui parle et elle écoute, elle comprend mal mais c’est comme s’ils
se connaissaient depuis longtemps ».
Younès est à Calais,
il s’est fait mal aux jambes en voulant « passer ». Elle y va. A
Calais, où on l’appelle « la maman ». Elle ramène Younès à Clèves. Voilà,
il est arrivé dans le foyer. La chambre d’ami devient la « chambre de
Younès ».
La Mer à l’envers
n’est pas un roman sur les migrants. La narration est focalisée sur Rose. Qui
est Rose ? Une bobo presque caricaturale, qui nourrit ses enfants au bio
et sans gluten, qui jette sur le monde ambiant, et singulièrement pendant
l’épisode de la croisière, un regard quelque peu condescendant, qui a tout de
la Parisienne version Cosmopolitan
mais non, ce n’est pas elle. Rose, elle a un secret, et un pouvoir. Quelque
chose en elle bout, comprend, donne et guérit. Elle n’est pas parisienne, elle
est basque. En Méditerranée, durant sa croisière all inclusive, elle a ressenti le bang quand Younès l’a touchée. Et revenue sur ses terres basques, elle
laisse enfin s’exprimer ce qui est en elle : elle est guérisseuse, ou
quelque chose comme ça. Elle coupe le feu. Elle absorbe le feu. Elle fait
frétiller l’eau dans un verre par sa seule pensée. Younès, l’enfant inespéré,
l’a comme révélée à elle-même. Elle s’accepte.
La Mer à l’envers
est un roman formidable. Un de ces textes dont on se dit qu’ils cachent un
secret, comme Rose cache le sien. Un roman bâti sur une symétrie parfaite dont
l’axe est à Athènes, sur l’Acropole : lors de la visite du Parthénon,
durant la croisière, la petite Emma disparaît, puis réapparaît. Une enfant que
l’on a failli perdre et que l’on a retrouvée, en même temps que l’on a trouvé
Younès, le nouvel enfant, l’Africain. Parmi les cariatides du Parthénon, il y
en a une qui cache son jeu : elle est fausse, la vraie est au British
Museum, à Londres. Le roman se conclut sur les retrouvailles de Rose et Younès
à Londres. Rose pense que si Younès n’est pas au rendez-vous sous le pont de
Brixton, elle aura sans doute le temps d’aller au British Museum. Pour voir la
cariatide ? Le roman ne le dit pas. Ce que dit le roman, c’est qu’il n’y a
pas d’enfant perdu, que la vie de Rose est complète. Complétée.
Marie Darrieussecq
a déclaré qu’elle n’inventerait plus de personnages, qu’elle s’en tiendrait à
ceux de son roman Clèves (2011). Voilà
une déclaration qui enchante. Car à partir de ce matériau fictionnel, fixé, Darrieussecq
a de quoi envisager tous les thèmes à l’aune de son imaginaire et de ses
préoccupations propres, thèmes à la fois contemporains – ici, les migrants – et
universels. Dans La Mer à l’envers,
au-delà de l’actualité immédiate et prégnante, c’est bien la matière de
l’attitude maternelle qui est malaxée. En miroir, avec Younès et Gabriel – les
deux garçons s’émanciperont, l’un à Londres et l’autre à Paris – et frontalement
avec la petit Emma qui, même loin de Paris, continue d’être harcelée à l’école.
Ce qui est aussi malaxé, symboliquement, c’est le « pouvoir », ou
plutôt le « don », inexplicable, refusé puis accepté. Quelque chose
qui a à voir avec l’irrationnel. Rose, mère avant tout, redevenue épouse, se
réconcilie avec sa part cachée, occulte. Le nœud du roman est dans le
prologue :
« “Tu
négliges ce que tu as dans les mains.” C’est ce que lui dit son mari. Longtemps
elle a fait comme si ça n’existait pas. C’était même un peu sale. Et puis il y
a eu cette croisière. »
C’est bien la
confrontation avec le réel le plus immédiat, le plus inattendu, le plus
politique, qui permet à Rose de déployer ce qu’elle est : une femme
singulière, un peu à part, une bonne praticienne, une épouse compréhensive, une
mère émancipatrice. Ce n’est pas rien. Au-delà de l’acceptation de soi, la part
magique de Rose met en relief l’étincelle de chacun. Darrieussecq est de ces
écrivains qui creusent en eux et en nous. La
Mer à l’envers est un des jalons les plus puissants de son œuvre.
*
BONUS
La jolie dédicace de Marie Darrieussecq :