Thornton Wilder, Le Pont de San Luis Rey
[The bridge of San Luis Rey, 1927,
prix Pulitzer du roman 1928], traduit de l’anglais (USA) par Julie
Vatain-Corfdir, L’Arche éditeur, janvier 2014, 126 pages.
Le Pérou, au début du
XVIIIe siècle : l’époque est coloniale, un Vice-Roi est en charge du
territoire, le commerce maritime est à son apogée. À Lima, une oligarchie
cultivée se retrouve au théâtre et lorgne vers la madre patria – l’Espagne – tandis que les couvents prennent en
charge les malades et les enfants perdus. Dans les régions reculées des Andes
les frères prêcheurs continuent leur mission d’évangélisation. En 1714, sur la
route de Cuzco, un pont d’osier s’effondre. Il avait été tressé par les Incas
au siècle précédant, et semblait indestructible. Un frère franciscain assiste à
l’accident dans lequel périssent cinq personnes, et s’interroge :
« Pourquoi ceci est-il arrivé à ces cinq personnes-là ? ». La question
est théologique, et frère Genièvre se propose « d’asseoir la théologie
parmi les sciences exactes ». Accident ou dessein divin ?
Ce court roman américain
des années 1920 est une petite merveille. Dans une langue ciselée, superbement
rendue par la traduction de Julie Vatain-Corfdir, on pénètre un monde
historique et folklorique où l’amour tient sa place première, sous toutes ses
formes : amour charnel, maternel, fraternel, paternel. Les cinq victimes
de l’effondrement du pont sont toutes reliées, d’une façon ou d’une autre, à
Micaela Villegas dite La Périchole. Cette actrice est un personnage attesté, et
fantasmé. Cette fille sortie des bas-fonds, accédant à la gloire par son talent
de comédienne et sa position de maîtresse du Vice-Roi, qui a inspiré Mérimée,
Offenbach et Jean Renoir, est un tourbillon de contradictions qui fait pendant
aux interrogations du frère franciscain sur les desseins divins. De la même
manière, la marquesa de Montemayor, une des victimes de l’effondrement du pont
tressé par les Incas, est un décalque imaginaire de la marquise de
Sévigné : la correspondance qu’elle entretient avec sa fille est
l’occasion de décrire le Pérou de façon aiguë et costumbrista. Et savoureuse. Des autres victimes – la petite dame
de compagnie de la marquise, un jeune homme terrassé par la mort de son frère
jumeau, le mentor et le fils de la Périchole – Thornton Wilder brosse un
portrait psychologique et romanesque époustouflant. En contre-point du
personnage extraverti et haut-en-couleurs de la Périchole, la madre María del Pilar, abesse du couvent
de Sante María Rosa de las Rosas, tisse dans l’ombre le destin de quelques-unes
des victimes : Pepita, la petite dame de compagnie, et Esteban, le jumeau
en deuil. Son rôle, primordial et bienveillant, replace l’axe du roman dans sa
perspective de destin concerté par Dieu, ou dans l’ici et maintenant. La
mécanique divine n’est pas démontée. Dieu n’est peut-être – sans doute – pas le
grand ordonnateur des vies humaines. La question posée par le roman reste
néanmoins entière : quel est le sens de notre vie, et de notre mort ?
Et donc, pourquoi ces cinq
victimes, ce jour-là, sur ce pont-là ? Le déroulé de leurs vies nous est
donné, ce sont des trajectoires diverses qui soudain s’entremêlent, sans que
l’énigme de leurs fins soit résolue. Reste l’amour donné ou reçu, par chacune
d’elle. La métaphore du pont effondré est celle de la mort elle-même : nos
vies accidentelles. « Mais nous mourrons bientôt, et le souvenir de ces
cinq êtres aura quitté la terre et nous-mêmes serons aimés quelque temps, puis
oubliés. Mais cet amour aura suffi : tous ces élans d’amour retournent à
l’amour qui les a créés. Le souvenir n’est point nécessaire à l’amour ».
Remercions les éditions de
L’Arche – jusqu’ici spécialisées dans le théâtre – pour la publication de ce
roman. Thornton Wilder (1897-1975) romancier et dramaturge, plusieurs fois
lauréat du Pulitzer – entre autres pour ses pièces – était aussi scénariste, et
a travaillé avec Hitchcock. Le Pont de
San Luis Rey a été adapté au cinéma en 2004 par Mary McGuckian, et dans la
distribution figurent Kathy Bates, Gabriel Byrne et Robert de Niro.