Camille de Toledo, Oublier, trahir puis disparaître, Seuil, janvier 2014, 224 pages.
Le
train. Moyen de locomotion littéraire – par excellence ou par antonomase –,
propice à l’introspection et à la conversation, à la rencontre et au crime, à
la fuite et au retour. Au passage, aussi, bien sûr, celui des frontières et du
temps. Le train qui fuit, que l’on prend à la volée ou que l’on rate, que l’on
regarde passer en rêvant d’ailleurs. Orient-Express tendance Agathe Christie,
ou Traversée des Monts Noirs à la Rezvani, pour ne citer que les deux souvenirs
littéraires surgis à la mémoire de la lectrice, à la seule évocation du mot « train ».
Le train
de Camille de Toledo file d’un siècle à l’autre. Du XXe au XXIe. Que
traverse-t-il ? Un espace européen pétri d’Histoire, autant dire de
guerres et de meurtrissures, d’espoirs déçus et de souvenirs en capilotade. Les
passagers ? Un père, un fils, une vieille femme – grand-mère éternelle,
Baba Yaga russe, mais emblématique de toutes les douleurs des peuples –, un Semeur
qui vide les valises des voyageurs – terrible image que ces valises éventrées,
que ces habits jetés par les fenêtres comme autant de corps habités réduits à
néant. Un espace européen géographique, aussi, qui met à nu un Est continental
exsangue, incompréhensible parfois : la statue de Bruce Lee dans la ville
de Mostar. Et un espace européen mental, mal ajusté, à déchiffrer ou à
inventer. Le fils, Elias, petit prophète, invente sa langue d’avenir sur des
ruines yiddish.
La
marche bancale du monde, voilà ce qui meut Camille de Toledo. On se souvient
qu’il est l’auteur du livret et des vidéos de l’opéra La Chute de Fukuyama, dont le thème central est le 11 septembre
2001. Dans Oublier, trahir puis
disparaître, il utilise une forme hybride qui mêle le vers libre et le récit
conventionnel. La réflexion s’articule autour du fait littéraire/historique et
de sa possible/impossible transmission. Pour décrire l’Europe immédiate, ou
immédiatement passée – celle que nous habitons et que nous renvoient les actualités,
sans nous l’expliquer vraiment, celle que nos journaux télévisés nous donnent, bruits
de bottes en Ukraine en ce moment-même – les options sont, somme toute, assez
limitées : la fresque narrative, la poésie, la philosophie politique.
Camille de Toledo choisit un voix/voie littéraire déviante, surprenante.
Quelque chose qui oscillerait entre le conte traditionnel et le mythe en
élaboration. Voilà un vrai travail d’écrivain, une vraie recherche sensible. Le
lecteur, tout d’abord désarçonné, est embarqué dans un voyage qui l’emporte –
dans un souffle – aux rives d’une Histoire dont il est l’acteur ignorant et le
spectateur passif ; et dans un texte qui le ramène à la manière de rendre compte de cette
Histoire. Les en-têtes des chapitres entremêlent la forme et le fond :
« Nous avions beau savoir », « Je ne me souvenais pas du
chemin », « Je marche dans tes pas ». Comme des coupures, des
intermèdes – entremeses dirait-on en
espagnol – des récits tranchent la prose poétique, ou le roman en vers libres. Ces
récits, tous, appuient sur le ressort de l’écrivain, sur sa force et son
impuissance. Pour l’enfant Elias, il s’agit de « construire un
monde ».
Dernier
volet d’une trilogie européenne – venant après Le Hêtre et le Bouleau et Vies
pøtentielles – Oublier, trahir puis
disparaître, par son titre infinitif, marque l’impuissance des modes et des
voix. Passif ? Actif ? Conditionnel – mais à quelle condition ?
– ignoré. Subjonctif – le mode de l’irréel – évacué. Rarement, dans la
littérature de langue française, la recherche formelle aura tenté de rendre
compte à ce point du propos. L’Histoire européenne immédiate et héritée, rendue
par une écriture aboutie, refusant de trancher entre la poésie et la prose. Camille
de Toledo est un écrivain déton(n)ant.
*
Citations :
« Les
écrivains, je te l’ai dit, Elias, arrivent / toujours après. »
« Un
corps qui a faim est plus à même de ressentir / la présence de Dieu. Je ne
parle pas de la misère, / ni d’une autre forme de faim ; / celles-là
finissent par rendre fou ».
« Ce
jour-là, Elias, je t’ai suivi et j’ai pensé : / Je marche derrière mon maître. / Tu étais ma sagesse. /
C’est-à-dire, autrement, une présence / un corps engagé, allant sans
arrière-monde / vers l’avenir ».