Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Auður Ava Ólafsdóttir, L’Exception (Undantekningin), traduit de l’islandais
par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 3 avril 2014, 338 pages.
Sous le
signe des oiseaux
La nuit du réveillon, Flóki
annonce à sa femme María qu’il la quitte pour un autre Flóki. Le coming out a lieu tandis qu’un corbeau
prend son envol sur la balustrade du balcon : « D’habitude ils sont
deux – un couple de corbeaux –, cette fois solitaire, l’oiseau donne
l’impression d’être étonnamment lourd, comme un antique bombardier »
(p.11). Cette lourdeur, due au poids de la surprise et de l’hébétude, devient
dans le premier tiers du roman celle de María. Comment a-t-elle pu vivre onze
ans avec un mari qui aimait les hommes ? Comment a-t-elle fait pour ne pas
s’en apercevoir ? La pente prise par le roman, au début, est
périlleuse : le lecteur est au centre d’une histoire très moderne, d’une
famille qui se déglingue et se recompose selon des codes contemporains un rien
tape-à-l’œil et provocateurs. S’arrêter à cela serait compter sans le talent d’Auður
Ava Ólafsdóttir. La romancière islandaise sait transformer le quotidien en
aventure, et la banalité, même légèrement déviée, en équipée étrange. La
sociologie immédiate n’a que peu à voir avec ce qui intéresse Ólafsdóttir. Avec
elle, nous sommes embarqués au-delà du contingent.
Par exemple : María,
femme et mère abandonnée, trouve consolation auprès de sa voisine. Mais la
voisine est naine, psychanalyste et écrivain, « nègre » pour un
auteur de roman policier. Elle travaille justement, lors de la rupture de María
et de son époux, à un traité du mariage. Explique que les cygnes sont des
oiseaux fidèles, qu’ils vivent en couples avérés, mais qu’il arrive que
certains « divorcent », pour des raisons de procréation. María et Flóki
ont deux enfants, des jumeaux, un garçon et une fille de deux ans et quelques.
La fille est dégourdie, prend toujours l’initiative, tandis que le petit garçon
est en retrait, plutôt suiveur, à protéger. Dans la narration, cette différence
entre les jumeaux est appuyée, mais la mère n’est en rien inquiète de leur
développement non parallèle. C’est avec calme qu’elle les différencie, qu’elle
adapte son comportement envers chacun de façon adéquate.
Par exemple : le père
biologique de María surgit tout à coup, inconnu sorti de l’ombre et soudain là,
protecteur, concerné. Comme si le quotidien de María n’était pas assez bouleversé.
Son monde ne s’effondre pas, il devient tout à coup insaisissable, mais la
jeune femme, sans sursaut, sans heurt, s’accommode des changements, et des
bouleversements. La question centrale reste pour elle l’énigme Flóki.
María semble vivre ces instants
cruciaux à la fois en somnambule et en femme déterminée. Lorsque son père
biologique, lors de leur unique rencontre, lui offre un hamac – un hamac !
En Islande ! En plein hiver ! – elle l’installe tout de suite entre
deux arbres, dans son jardin, et invite les jumeaux à regarder les étoiles. Le
froid, la neige à déblayer, rien ne fait obstacle : c’est poétiquement,
tendrement, qu’elle avance. À tâtons.
Les oiseaux, dans le roman,
forment une ronde presque infinie. Ils sont les témoins et les compagnons de
María. Une photo du mari envolé, prise devant un lac, avec deux cygnes
(p.128) ; la tentation de jeter la tétine du petit garçon, après qu’on lui
a coupé les cheveux, aux canards (p.150) ; l’allusion à la mort
inexpliquée d’oiseaux aux États-Unis (p.233) ; la chouette apparue à
plusieurs reprises pour un dialogue d’introspection ; ou les corbeaux,
comme au tout début du roman. Les exemples sont nombreux. Les oiseaux sont au
cœur de la vie du voisin de María, ornithologue. Et présents « en
creux » dans le nid découvert dans les branches du sapin de Noël, une fois
les guirlandes enlevées : un nid troué, vide, inidentifiable. Métaphorique.
Et par dessus tout cela –
toute cette poésie de description et d’allusion – ou en marge de tout cela, Auður
Ava Ólafsdóttir offre au lecteur les réflexions de la voisine écrivain :
un art du roman est à l’œuvre, détaillé par petites touches.
« Indéniablement, il y a un certain danger à fréquenter un auteur,
dit-elle en époussetant les miettes de sa blouse. Parce qu’il est toujours au
travail ». La voisine, écrivain de l’ombre, brode aussi des oiseaux sur
des coussins. Tout se tient.
María ordonne le chaos
ambiant. Son époux envolé n’était-il pas mathématicien, spécialiste de la
théorie du chaos ? Plus que les maths, ce sont les réactions presque
instinctives de María qui composent et ajustent le monde. Elle qui travaille
dans l’humanitaire – plus précisément dans les prothèses et le combat contre
les mines anti-personnel – refuse que sa vie « boite ». Elle va, dans
le dernier versant du roman, très rapide, jusqu’au bout de la logique, de sa
logique. Ce retournement final presque inattendu, qui a lui seul aurait pu
faire l’objet d’un roman singulier, marque la sensibilité d’un personnage et
d’un auteur. La vie n’est pas compliquée, elle est seulement complexe. Avec une
empathie délicieuse, et un art certain du détail – concret et psychologique – Auður
Ava Ólafsdóttir signe ici un roman épatant, revigorant, délicat.
Quel talent !
*
Extrait :
« À l’instant même
où
le soleil
patine
le monde d’une teinte cuivrée,
j’enfile ma doudoune, j’enfouis la tête sous la capuche bordée de fourrure, je
traverse en pataugeant les deux cents mètres de zone inhabitée qui me séparent
de la plage et du ressac. J’avance pas à pas sur les galets ronds et glissants
au-delà desquels s’étend la grève tachetée de blanc. Un brouillard gris s’étale
sur les flots et je me contente de rester immobile, les bras tendus contre le
vent de mer, une mouette criarde au-dessus de ma tête, puis j’ôte mes
chaussures, je relève le bas de mon pantalon et lutte un moment pour garder
l’équilibre dans le fouillis d’algues luisantes, jusqu’à ce que l’eau salée
m’arrive à la cheville, puis monte jusqu’aux genoux et que je sente la vague
s’alourdir » (p.205).
*
Lire l’article de Virginie
Neufville à propos de ce roman sur son blog Fragments de Lectures