Victor Hugo, Les Misérables, éd. Folio (texte
intégral en un seul volume), 29 juin 2017, 1344 pages.
Les prénoms ont
leur mode, on le sait. De génération en génération, les snobismes transparaissent
dans la manière de prénommer les enfants. Snobisme, i.e. volonté farouche de se
démarquer, pour constater finalement que tous les parents ont eu la même idée
au même moment.
Le prénom est un
repère sociologique. Brandon, Nicky, Dakota ou Johnny n’appartiennent pas à la
même fratrie que Gustave, Eléonore, Galathée (avec ou sans h) ou Augustin. Durant
ma déjà longue carrière de prof, j’ai croisé dans mes classes des Alcide et des
Eudes, des Tancrède et des Armide, des Becky et des Debby, des Trich et des
Tracy.
Naïvement, je
pensais que la mode des prénoms dits originaux prenait sa source dans la
diffusion massive des séries US et autres soap opéras. Mais le père Hugo remet
mes pendules à l’heure : la Thénardier, encore elle. Elle se nourrit,
apprend-on au chapitre II du livre quatrième des Misérables, de romans « vulgaires », qui
« incendiaient l’âme aimante des portières de Paris et ravageaient même un
peu la banlieue. » Lorsque Fantine dépose Cosette chez les Thénardier, la
petite fille se met à jouer tout de suite avec les deux filles des aubergistes,
prénommées, on le sait, Eponine et Azelma :
« On ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que [la] fille aînée [des Thénardier] se nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare ; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil (1), de ne s’appeler qu’Azelma. »
Cosette, quant à
elle, se prénomme en réalité Euphrasie. Je n’ai connu aucune Euphrasie, mais
plusieurs Cosette, dans la vraie vie. Prénom, soit-dit en passant, assez compliqué
à porter. Qui dit Cosette dit petite fille apeurée charriant un seau d’eau trop
lourd pour elle dans une forêt de ténèbres.
Après l’explication
des prénoms donnés à ses filles par la Thénardier, Victor Hugo ajoute :
« Au reste, pour le dire en passant, tout n’est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu’on pourrait appeler l’anarchie des noms de baptême. A côté de l’élément romanesque, que nous venons d’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rare aujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte – s’il y a encore des vicomtes – se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le nom “élégant” sur le plébéien et le nom campagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remous d’égalité. L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde : la révolution française. »
Le prisme
révolutionnaire s’est, sans doute, légèrement décalé depuis la rédaction des Misérables, et le « remous d’égalité »
sonne creux, de nos jours, ou presque (2). La Bible, la mythologie et
l’Histoire de France rivalisent depuis quelques temps avec Les Feux de l’amour et Game
of Thrones. Il semblerait d’ailleurs qu’actuellement le prénom Khaleesi
batte tous les records. A part à peu près égale avec Charles et Adèle. Ce qui
nous renvoie, par la bande, aux prénoms de la famille Hugo…
Deux toutes
petites réflexions, ce soir, à propos de cette histoire de prénoms :
- On aura noté
qu’après avoir expliqué le pourquoi du comment d’Eponine et Azelma, Victor Hugo
s’en tient ensuite, uniquement, aux prénoms masculins dans sa référence à la
révolution française. (Je dis ça, je dis rien…)
- Le nom même de
Victor Hugo est un nom à deux prénoms, le deuxième étant le patronyme. Je
traque ces exemples-là, je ne sais pas pourquoi. Ça me fascine. Mon kiné, par
exemple, s’appelle Nicolas Henry, et mon jardinier Aurélien Bernard. Nombre des
mes étudiants, chaque année, lorsqu’il est question d’élaborer graphiquement sa
carte de visite, sont confrontés à ce problème de prénom-patronyme – qu’il faut
alors, c’est impératif sur une carte de visite, écrire en majuscules. Des
filles ont des patronymes en forme de prénom masculin, plus rarement des
garçons des patronymes en forme de prénom féminin.
Enfin bref, relire
Les Misérables, c’est tout une
aventure de réflexions annexes, aussi. Le roman, et le romanesque, sont les
bases de tout autre chose, n’est-ce pas ? (Mon Totor, je t’aime).
*
1 – En ce qui
concerne Ducray-Duminil, voir : http://dictionnaire-journalistes.gazettes18e.fr/journaliste/259-francois-ducray-duminil
2 – Pas si creux
que cela, en réalité, et nous le savons tous. La discrimination à l’embauche commence
par le prénom, se poursuit par le patronyme, se conclut par l’adresse postale. Mais
là n’est pas le cœur de cet petit article.