Epépé, Ferenc Karinthy,
traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, (éditions françaises précédentes :
éd. In Fine/Austral, 1996 ; éd. Denoël, 1999 et 2005), Zulma poche, 3
octobre 2013, 288 pages, 9,95 euros.
Le roman Epépé, du Hongrois Ferenc Karinthy,
déploie l’impeccable mécanique du mauvais rêve. Que l’on imagine : un
linguiste se retrouve dans une ville dont il ne comprend pas la langue et ne
peut déchiffrer l’alphabet. Il s’appelle Budaï, il devrait être à Helsinki. Il
a bien préparé ses bagages – une grosse valise et un sac-cabine conséquent – et
s’est envolé pour la Finlande. Mais quelque chose « a cloché » dans
son trajet, sans doute, lors d’une correspondance. Le mauvais rêve, pour être
vraiment mauvais, se doit d’être logique. Et comme le rêveur pris dans les rets
du cauchemar, Budaï tente de raccrocher sa mésaventure à un déroulé lisse et
explicable : il a pris le mauvais avion, a atterri dans le mauvais pays, mais
tout cela sera réglé très vite.
Le mauvais rêve, oui. Le
linguiste incapable de communiquer est emblématique de tous les orateurs,
travailleurs manuels, peintres et pianistes, mathématiciens et nounous qui se retrouvent
en rêve aphones, manchots, aveugles et sourds, dyscalculiques et pédiophobes.
Le début du roman de Ferenc Karinthy est absolument terrifiant : « Il
ne reconnaît pas cet alphabet, il peut tout juste affirmer que ce n’est aucun
de ceux qu’il connaît : les caractères ne sont ni latins, ni grecs, ni
cyrilliques, ni arabes, ni hébreux, mais pas des idéogrammes japonais, chinois
ou araméens non plus – autrefois, à l’université il les avait un peu
étudiés ». Le savoir universitaire, encyclopédique, la culture accumulée
au fil des ans, l’assurance que l’on sait pouvoir en tirer, tout cela n’est
d’aucune utilité dans le monde fermé, angoissant, autistique, dans lequel se
retrouve Budaï. Il est un somnambule dans un monde improbable – impossible – et
sa première réaction n’est pas la révolte. Oh non ! Sa première réaction
est l’acceptation passive d’une difficulté qu’il pense – qu’il sait – passagère et réparable.
Des files d’attente
interminables s’étendent devant tous les guichets et desks de réception. Budaï
se retrouve dans un hôtel international, apparemment anonyme comme ils le sont
tous de par le vaste monde. Comment est-il possible qu’il ne puisse se faire
comprendre en anglais, ou dans quelque langue à peu près universelle, du
personnel de cet hôtel ? Comment se fait-il que les ascenseurs soient à ce
point bondés quand les couloirs sont déserts ? Pourquoi la foule ne se
résorbe-t-elle pas ? Et ce portier, « en fourrure et galon
d’or », pourquoi le salue-t-il si respectueusement ? Budaï a atterri
dans un monde incompréhensible, flottant. Le barrage de la langue n’est pas le
seul en cause. Les barrages sont aussi mentaux, civilisationnels, culturels.
Politiques, sans doute. Mais Budaï, bizarrement, s’en accommode. Comme dans le
cauchemar, lorsque nous ne pouvons mieux faire que de continuer d’explorer un
monde qui nous est donné – que nous avons suscité – quand nous voudrions le
modifier à notre avantage. Peine perdue. Nous ne reprendrons vie qu’au réveil.
Car nous nous réveillerons.
Nous nous réveillerons,
bien sûr. Tout froissés du mauvais rêve, nous aurons trouvé la force de revenir
au réel – celui que l’on se prend en pleine figure, rassurant parce que déjà
exploré, ou parfaitement envisageable. Rassurant. Budaï va s’ébrouer enfin, au
premier sang versé, bataille de rue, errance dans l’errance. Le réel ?
Ou pas. Cette escale de
Budaï en territoire incompréhensible peut aussi se lire comme une station de
purgatoire, ou d’après-mort non encore résolument résolue. L’errance d’un
corps, ou d’un esprit, ou d’une âme
qui, jeté(e) dans l’inconnu, accepte puis se débat. Epépé peut se lire – au-delà du simple politique totalitarisme ou
de l’existentielle condition humaine – comme une tentative d’envisager l’
« après », ou l’entre-deux. On n’est guère loin, dans ce roman, des Ailes de la renommée, le film d’Otakar
Votocek. La vision totalitaire que suggère le roman – foules compactes
compassées, procès expéditifs suivant un code légal incompréhensible et
fluctuant, réactions individuelles irrationnelles, débrouillardise et compromis
– tient du naturalisme et de la projection mythologique, de la dénonciation et
du réalisme magique. Le roman est si fort, si fortement imprégné de nos
réalités historiques et de nos angoisses ontologiques – disons-le ainsi, pompeusement
– que sa lecture nous poursuit, et travaille en nous. Emmanuel Carrère, dans la
préface, signale que Ferenc Karinthy a écrit d’autres romans, que l’on peut
trouver traduits en français. Aucun d’entre eux ne se rattache, d’une façon ou
d’une autre, à Epépé, ce qui fait
dire – écrire – à Carrère à propos de Karinthy : « Qu’est-ce qui lui
a pris ? ». Epépé est un de
ces cadeaux littéraires – très rares – que l’on offre et que l’on s’offre.
Métaphore, allégorie… tout ce que l’on voudra… La caractérisation formelle est
de peu d’importance pour un texte que l’on découvre à chaque relecture et qui,
paradoxalement, reste toujours mystérieux et parlant. Il touche au plus
profond, au plus essentiel. À l’amour, aussi. Bien sûr. Epépé… Mal orthographié, mal ouï – on n’ose écrire « mal
entendu » –, mal prononcé, le mot même d’Epépé, titre énigmatique, décliné dans le texte en
« ébébé », « pépépé »… est le mot imprononçable de ce qui
nous meut et nous chavire.
Que les éditions Zulma
publient en même temps le recueil de nouvelles Singe savant tabassé par deux clowns de Georges-OlivierChâteaureynaud dans leur collection de poche ne relève pas de la coïncidence.
Cohérence des publications et des offices, qui rapproche ces deux ouvrages. Châteaureynaud
avait d’ailleurs rédigé un article pour Le
Magazine Littéraire à l’occasion de la première publication en français de
ce roman. Laissons-lui le mot de la fin : « Epépé a des chefs-d’œuvre la simplicité et l’évidence, le caractère
de nécessité inexplicable et objective ».