jeudi 12 décembre 2013

L'embellie d’Auður Ava Ólafsdóttir



Auður Ava Ólafsdóttir , L’Embellie, (Rigning í nóvember) trad. de l’islandais Catherine Eyjólfsson, Zulma, août 2012, 400 pages.

En islandais, le roman s’intitule Pluie de novembre ; en français, L’Embellie. Les deux titres conviennent parfaitement, l’un comme l’autre. Dans le deuxième roman d’Auður Ava Ólafsdóttir (publié en Islande avant Rosa Candida mais paraissant après en France), l’Islande est sous la pluie, subit des inondations, il fait chaud pour la saison : « La lande est d’habitude impraticable à cette époque de l’année à cause de la neige, mais rien n’est plus comme avant » note la narratrice. L’embellie du titre français est à chercher plus loin, à la fin du roman, lors du jour le plus court de l’année : « Juste avant midi, le monde soulève sa noire couverture et le soleil fait son entrée horizontale par la fenêtre, une mince strie rose, comme la ligne ténue entre les paupières d’une femme ensommeillée ». La narratrice est une jeune femme de trente-trois ans, polyglotte, traductrice, correctrice. Mariée et/mais libre : son amant et son mari lui annoncent le même jour qu’ils la quittent. Le premier parce qu’il voudrait qu’elle reste avec lui, le second parce que sa maîtresse va lui donner un enfant, ce qu’elle lui a toujours refusé, elle. Tout s’enchaîne très vite sur cette situation de départ : la jeune femme se retrouve sans l’avoir voulu à garder le fils de sa meilleure amie, mère célibataire enceinte. Et elle part, avec l’enfant, sur la Nationale 1, la route qui fait le tour de l’île. Cap à l’est, sous la pluie, en voiture.

L’enfant est étrange. Il se prénomme Tumi, est sourd et appareillé, porte de très grosses lunettes. À quatre ans, il est tout maigrichon, pâle, presque transparent. Il est somnambule. Il disparaît soudain, sur un parking, dans un magasin, et on le retrouve accroché à la jambe d’un homme, jamais le même, qu’il prend pour son père. Cet enfant est le soleil du livre. La narratrice, parce qu’elle n’a aucune intuition maternelle, agit avec lui au petit bonheur, le nourrit et lui parle, lui achète tout ce qu’il veut. La relation entre eux deux n’est jamais difficile, elle est au contraire évidente, immédiate. Cet enfant, il jalonne le récit. Il influe sur son déroulement, tout doucement, tout tendrement. Cet enfant est une présence merveilleuse, au sens littéral du terme. Parce que le roman, réaliste par bien des aspects, relève de ce que l’on pourrait appeler un quotidien magique, un réalisme décalé.

Tumi. À quatre ans il perd sa première dent. Il sait déchiffrer des inscriptions en langue étrangère. Il sait écrire. Sans que sa mère, la vraie, clouée par sa grossesse sur un lit d’hôpital, ait la moindre idée, la moindre intuition, des capacités de son fils. Durant le trajet sur la route circulaire, l’enfant grandit, mais lorsque la mère est mise au courant du phénomène, elle conclut que ce sont les habits qui ont rétréci au lavage. C’est qu’il y a, entre la ville délaissée pour un temps par la narratrice et l’enfant, et la vie sur la route circulaire, puis dans le chalet d’été qu’ils vont occuper, un décalage qui tient, justement, du quotidien magique – que je ne place pas sur le même plan que le réalisme magique, qui relève d’un autre imaginaire.

Sur la route circulaire, les rencontres sont détonantes : un chœur de chanteurs estoniens, des chasseurs, un vétérinaire, un faucon dans un carton, des moutons, un Père-Noël… Sur la route circulaire, le temps s’écoule autrement, c’est le temps de grandir pour l’enfant, de retrouver un passé que l’on devine traumatisant pour la narratrice. Une montre à double cadran, qui passe du poignet de la jeune femme au poignet de Tumi, rythme symboliquement le périple.

Le quotidien magique, il passe également par les coïncidences acceptées, par les retournements d’évidence. Ainsi, on gagne deux fois de suite à la loterie, on trimballe dans la boîte à gants d’une voiture, puis d’une autre, des sommes considérables en liquide. Ainsi, on revient au village de son enfance pour s’installer dans un « chalet d’été » en plein hiver. D’ailleurs, la narratrice n’a-t-elle pas annoncé, à son départ de la ville, en novembre, qu’elle partait en vacances d’été ? Eh quoi ? Tout est logique, d’une logique décalée, vaguement floue, comme la vision de l’enfant à travers ses énormes lunettes.

Les temps se rejoignent et se confondent, dans un humour décapant qui met en parallèle les sonotones et les lunettes de Tumi et ceux d’une vieille dame qui lui apprend à tricoter. C’est que l’affaire est d’importance : il s’agit de rapporter des chaussons faits-mains pour les jumelles qu’attend sa mère. Sa mère ? Qu’est-ce que c’est, au fond, qu’être mère ? Est-ce que la narratrice ne devient pas la mère de cet enfant-elfe sans s’en rendre compte ? La mère biologique, picolant et pestant sur son lit d’hôpital parce qu’on l’empêche de jouer de l’accordéon, et acceptant de confier son fils, est-elle une mère ? Les deux le sont, assurément. Et l’on méditera sur ces deux réflexions : « Les mères n’ont qu’une chose en commun : ce sont des femmes qui ont couché avec un homme au moment de l’ovulation sans prendre les précautions adéquates » et « J’ai souffert énormément quand je t’ai eue, j’ai mis trente-six heures à accoucher de toi, cinq seulement pour ton frère. Après ta naissance, il m’a fallu quatre mois pour me remettre, rien que physiquement. À certains égards, j’avoue me sentir plus proche de ton frère, il me téléphone plus souvent aussi ».

Il y a, dans ce roman jubilatoire, une « marque » assurément féminine. Le regard porté sur les hommes, et singulièrement sur l’ex-mari de la narratrice, est extraordinaire d’une vérité poussée jusqu’au bout de sa logique. Mais il y a, aussi, et surtout, une liberté de ton, un angle d’attaque résolument anticonformiste, un humour à toute épreuve, des situations décomplexées, qui font du bien au lecteur, homme ou femme. Tout cela passe par une traduction exemplaire, vivante et limpide. On est comme en suspens, entre deux animaux écrasés sur la route, et deux prédictions de voyantes. Ce roman est gai, pétillant, sombre aussi, mais rayonnant. Absolument réjouissant.