lundi 2 décembre 2013

L'amant de Patagonie d'Isabelle Autissier


Isabelle Autissier, L'Amant de Patagonie, Grasset (avril 2012) et Livre de Poche

Emily débarque à 16 ans en Patagonie, et n’en partira plus. Cette Ecossaise orpheline, envoyée au bout du monde pour s’occuper des enfants d’un pasteur, découvre une nature sauvage qui la stupéfie et l’envoûte. La vraie vie d’Emily, sa vie de patagonne, débute en 1880, lorsqu’elle aborde ce qu’elle appelle « le Nouveau Monde » : « Voilà mon pays ! Je me sens aussi intimidée qu’excitée à imaginer ce qui m’attend sur cette terre nouvelle. Je ne sais pas seulement combien d’années j’y passerai. Est-ce vraiment important ? Je l’ai choisie, j’ai voulu y venir, j’y suis ». Tout au long du beau roman d’Isabelle Autissier, on va suivre le personnage d’Emily, et découvrir, outre la vie austère des pionniers européens, la vie libre et précaire des Indiens du bout du monde. Et d’une tribu semi-nomade en particulier : les Yamanas.
   
L’histoire d’Emily est affaire d’émancipation, de frayeur surmontée, de rêve réalisé, et de retour au contingent. Dans la maison du révérend où vit Emily, et dans la petite colonie, on est en contact avec les Yamanas, on leur offre de vieux habits, on les emploie parfois aux travaux des champs. Emily et Joachim, le fils du révérend, sont plus proches des autochtones : ils apprennent leur langue, leur enseignent l’anglais. Joachim rédige un dictionnaire.
  
Lorsqu’Emily comprend qu’elle est amoureuse d’un jeune Indien, nommé Aneki, elle est abasourdie mais n’hésite pas longtemps. Cet amour pour un indigène est aussi l’amour pour une terre, pour une façon de vivre, pour la liberté tout court. Les amants s’enfuient, vivent seuls un quotidien où la faim, la fatigue et la précarité dominent : « La vie se réduit aux fondamentaux : nourriture, habits, hutte », mais Emily envisage cette précarité comme un voyage de la Civilisation vers la Nature. Elle se sent parfaitement en accord avec cette terre, avec cet Indien qu’elle aime, avec elle-même. L’épisode de vie libre et sauvage avec Aneki ne sera qu’un intermède dans la trajectoire patagonne d’Emily, qui sera contrainte de rentrer à la colonie, et de réintégrer le monde « civilisé ».
   
L’Amant de Patagonie n’est pas un roman idyllique qui idéalise le mode de vie autochtone. La barbarie est aussi du côté des Indiens, les différentes tribus se livrent des luttes farouches, et la « femme blanche » est l’objet de convoitises. Des amours d’Emily et Aneki naîtra le premier métis, mais la colonisation est en marche inexorable, et la cohabitation entre peuples indigènes et colons ne se réalisera jamais. Le jeune homme métis, qui choisit le côté de son ascendance indienne, tentera de prendre la tête d’une révolte, mais cette révolte est sans issue. Les Indiens sont peu à peu « contaminés » par le mode de vie occidental : « Je traîne souvent autour des huttes, partagée entre la nostalgie et l’espoir. […] Les hommes et les femmes sont de plus en plus habillés. […] Certains s’essayent à cultiver. Je devrais m’en réjouir, les voyant sortir de l’âge des primitifs. Mais je vois aussi moins de fêtes, moins de chasses collectives, de plus en plus de dissensions pour une possession matérielle, moins de partage et d’hospitalité. J’avais rêvé d’une société mélangée, mais je m’aperçois que c’est impossible. Une culture remplace l’autre, lentement, inexorablement ». Les maladies – rougeole, tuberculose – et l’exploitation des ressources terrestres et maritimes par les colons auront raison des derniers Indiens. À la fin de sa vie, Emily est visitée par des ethnologues, qui voient en elle « une des meilleures connaisseuses de la culture autochtone ». Mais elle, elle sait déjà que « Le temps de ces peuples est fini, à tout jamais ».
   
Isabelle Autissier peint avec justesse et tendresse les paysages de la Terre de Feu. Le lecteur comprend tout l’attachement de la navigatrice-romancière pour ces territoires qui nous sont lointains mais qui lui sont si proches. L’Amant de Patagonie permet aussi de découvrir une période historique de la construction de l’Argentine, entre la fin de ce que l’on a appelé « la conquista del desierto » et la colonisation : développement de l’élevage des ovins, exploitation des ressources forestières…  Un beau roman, vraiment.