Hubert Haddad, Théorie
de la vilaine petite fille,
Zulma, 2 janvier 2014, 400 pages.
Les trois
derniers romans de Hubert Haddad nous emmenaient dans l’Orient contemporain :
proche (Palestine), moyen (Opium Poppy) ou extrême (Le Peintre d’éventails). Avec Théorie de la vilaine petite fille nous
voilà transportés dans l’Amérique de la deuxième moitié du XIXe siècle. Le 31
mars 1848 Kate Fox entend des bruits dans sa maison. Elle a onze ans, partage
sa chambre avec sa sœur Maggie qui en a quinze. Et si ces bruits, ces
cognements, étaient produits par un esprit ? Et si on leur parlait depuis
l’au-delà ? Kate et Maggie mettent au point un code pour communiquer avec
« l’esprit », qui révèle s’appeler Charles Haynes, avoir été
assassiné dans la maison et enterré dans la cave. Le spiritisme est né. Ou
plutôt le spiritualisme, car c’est ainsi que l’on nomme la communication avec
les esprits dans le Nouveau Monde.
La
nouvelle se répand : il y a, dans la ville d’Hydesville, deux jeunes
filles qui parlent avec les morts. Leur sœur Leah (de vingt ans et plus leur
aînée) va prendre les choses en main. Kate et Maggie Fox quittent Hydesville
pour Rochester, puis pour New-York. De filles de fermier sans brillantes
perspectives, elles deviennent des « stars ». Elles se produisent,
sur scène ou dans leur bel appartement, se soumettent aux vérifications
scientifiques, fréquentent la société la plus haute du temps. Elles sont les
premières « médiums ».
Kate et Maggie Fox |
L’histoire
est vraie. L’engouement pour les pratiques spirites a bien pour origine le
désoeuvrement, et sans doute l’hystérie, de deux petites jeunes filles au fin
fond d’une ferme de l’état de New-York. Les quakers, les adventistes du
septième jour, les mormons, et d’autres encore adhèrent sans condition à ces
pratiques nouvelles. « La nouvelle doctrine qui n’était pas encore une
religion, bien plutôt un credo mêlant dévotion et aspiration à la
scientificité, se répandit à la vitesse d’un incendie de brousse »
(p.213). C’est que les sœurs Fox ont mis à bas une barrière
infranchissable : il n’est pas besoin d’être chaman, ou initié, pour
communiquer avec les morts.
Théorie de la vilaine petite fille est aussi un roman historique. On y croise les
figures du temps : John Humprey Noyes, le fondateur de la communauté
d’Oneida ; Frederick Douglass l’ancien esclave et Victoria Woodhull la
première femme candidate à la présidence des États-Unis ; l’écrivain Emerson
ou encore l’explorateur Elisha Kane (qui épousera Maggie). On assiste à la
bataille de Gettysburg, on voit la ville de New-York se transformer, de ponts nouveaux
en immeubles de plus en plus hauts. Puis, lorsque Kate va s’installer en
Angleterre, on quitte le Nouveau Monde pour l’Ancien, on découvre les quartiers
pauvres de Londres à l’ère de Victoria et de la révolution industrielle.
Mais Théorie de la vilaine petite fille n’est
pas qu’un roman historique. Avec Kate Fox, Hubert Haddad dessine un personnage
qui épouse les contours de son œuvre : le somnambulisme, l’effroi presque
avéré que nous vivons une sorte de cauchemar dont les rêves sont la révélation,
la certitude que les barrières entre la vie et la mort ne sont pas si étanches
qu’on veut bien nous le faire croire. Kate Fox n’est jamais, dans le roman,
« soupçonnable » de tricher. Maggie, oui, elle l’avoue sans fard,
dans son journal (1) puis sur la scène, lorsque, oubliée de tous et alcoolique,
elle n’a d’autre solution que de monnayer ses aveux (2). Mais Kate, Hubert
Haddad la dépeint comme un être hors des contingences. Elle semble en perpétuel
ébahissement : devant les transformations de son corps de jeune fille, les
émois et jouissances de son corps de femme mariée, les milieux sociaux qu’elle
traverse. Maggie écrit dans son
journal : « La plupart des gens vivent dans une maison hantée sans
s’en rendre compte. […] Ce qui déplaisait chez nous, c’est que l’esprit avait
rompu la glace. À cause de Kate, je crois, à cause de sa manière d’aller en
somnambule d’un monde à l’autre » (p.120). Kate Fox, sous la plume d’Hubert
Haddad, traverse la vie, les mondes et les ombres, sous le signe de la neige,
qui voile les contours de la réalité brute. Elle semble perpétuellement
« perdue dans un profond sommeil ». Le dernier chapitre – avant
l’épilogue – se clôt sur un aveu de l’auteur : « Ainsi s’acheva –
aussi précisément que l’autorise la concentration médiumnique en activité dans
ces pages – l’aventure édifiante et pathétique des sœurs Fox ». La
concentration médiumnique de l’auteur aux prises avec ses personnages hors
normes, pourtant sortis tout droit de l’Histoire.
Théorie de la vilaine petite fille permet aussi la réflexion sur la place des femmes
dans la société corsetée du Nouveau Monde du XIXe siècle. Se révéler médiums,
pour les sœurs Fox, c’est aussi prendre la parole, et être écoutées en tant que
femmes. Le personnage de Pearl, fille de pasteur et « institutrice »
de Kate et Maggie à Hydesville dans leur jeunesse, se délivre elle aussi du
carcan paternel et d’une vie apparemment toute tracée, mais d’une autre
manière. Le franchissement de la barrière de la mort par la communication
médiumnique est mis en parallèle, de façon ténue, avec l’émancipation des Noirs
et l’émergence du premier féminisme.
NB : le titre du roman est la traduction
de l’expression « naughty little girl theory ». On laisse ici le
lecteur libre d’aller chercher sa signification.
*
Notes
(1)
« Ça ne
me dérange pas du tout de tricher un peu quand personne ne répond ». p.228
(2)
« Le
spiritualisme est d’un bout à l’autre une supercherie. C’est la plus vaste
imposture de notre siècle ». p.376
*
Extrait :
[Benjamin
Coleman présente Kate Fox aux spirites londoniens :]
« - Dois-je vous rappeler que
nous autres, adeptes du spiritisme, devons presque tout à cette belle personne
qui nous vient de New-York et qui, pour la première fois, voici plus de vingt
ans, alors qu’elle n’était encore qu’une petite fille, entra en communication
avec l’outre-monde, si l’on excepte bien sûr la sibylle de Cumes ou Jésus
dialoguant avec Élie et Moïse… À notre cause sont désormais acquis les plus
éminents savants comme l’astronome Camille Flammarion qui déclara haut et fort
aux obsèques d’Allan Kardec : ‟Le spiritisme est une science, pas une
religion”, ou notre ami le chimiste William Crookes, membre de l’Académie
royale. Je fais miens ce soir ces mots du découvreur du thallium : ‟Les
spiritualistes confirmés ont envers cette dame une immense dette pour les
joyeuses nouvelles dont elle fut en bonne part le héraut choisi par la
providence…”
Ovationnée, Kate sentit une rougeur
monter à ses joues, mais on n’exigea par chance ni réponse circonstanciée ni
séance d’apparition. » (p.328)
*