vendredi 20 décembre 2013

Un conte de Noël - nouvelle

Un conte de Noël

Nouvelle

Christine Balbo


Ah mais, ça ne va pas encore se passer comme ça ! Toute l’année tu squattes dans le salon, c’est bière et foot, Master-chef et Daniella Lumbroso, Julien Lepers et Esprits criminels, on pourrait en parler, de tes goûts, hein ?... Tu envoies tes gnomes… quoi ?, lutins, oui, si tu veux, tu envoies tes lutins faire les boutiques, ils rapportent de ces trucs ! Enfin, bon, ça, ce n’est pas mon affaire, le boulot c’est le boulot, et tant que vous stockez dans les hangars, loin du potager, je ne dis rien. Oui, je sais, je suis trop gentille. Et donc monsieur paresse 364 jours par an, et je ne parle pas des années bissextiles, et le soir de Noël, qui est-ce qui réveillonne toute seule ? C’est bibi… Et monsieur part faire le tour du monde… Je ne sais même plus depuis combien de temps ça dure, cette comédie, j’ai perdu le compte. Des années, des lustres, que je découpe la dinde en décalage, que les voisines me plaignent par devant et me raillent par derrière, les vieilles sorcières, et pas une pour m’inviter à partager les treize desserts, non. Pas une. Noël, c’est pour la famille, pas pour les voisines. Y a bien l’Anselme, tu sais, le maître santonnier, au bout du village. Il m’a laissé entendre que, si cette année encore j’étais seule le 24, je n’avais qu’à taper à sa porte, si ça me disait.


Comment ? Si ça me dit ? Oui, peut-être. Mais l’Anselme, il n’est pas très frais, en cette saison. Le coup de feu, oui, comme tu dis. Oui, tu connais ça, je sais. On n’a pas idée d’exercer un métier aussi saisonnier. Et aussi salissant. La suie, bon sang ! Trois, quatre fois, je le fais tourner ton habit rouge, dans la machine. Et toujours elle sort noire, l’eau. L’hermine, sur la capuche, chaque année je la remplace. Ça commence à coûter, tout ça, Nono. Tes trolls, oui, tes lutins, si tu veux, ils ne restent pas avachis comme toi, ils bossent pendant l’année, eux. D’accord, ils sont en pleine forme, jeunes, musclés. Mais c’est parce qu’ils s’entretiennent ! Ils charrient des tonnes de colis, ils font les paquets, tout ça… Tu crois que c’est raisonnable, à ton âge, de ne faire de l’exercice qu’une fois par an ? Et en plein hiver, en plus ! Mon pauvre vieux, va. Oh, tiens, je ne sais pas pourquoi je m’énerve. Hein ? Au soleil ? Que je parte au soleil pendant ces vacances ? Et avec quel argent ? Et pour aller où ? Et puis, à mon retour, je trouverais toute cette suie dans le panier à linge, j’aime mieux ne pas y penser. Et puis c’est un peu facile ! Tu crois que j’ai envie de partir sans toi ? Tu y as déjà pensé, à ça ? Il doit bien y avoir de la place pour deux, dans ta charrette. Traîneau, oui, si tu préfères. Pourquoi tu ne m’as jamais emmenée ? La voisine d’en face, son mari, il l’emmène parfois dans ses voyages d’affaire. Pourquoi tu ne me l’as jamais proposé ? Tu as honte de me montrer, c’est ça ? Si ça se trouve, tu n’as même jamais dit que tu étais marié. Et monsieur va se balader, en grande tenue, tous les 24 décembre, et moi, brave poire, je reste à la maison, je me tape les variétés pailletées à la télé. Tu parles d’une vie ! Juste ce soir-là ! Hein ? Oui, c’est vrai, tu laisses un cadeau sous le sapin. Mais ce n’est pas drôle de dépaqueter toute seule, sans personne qui regarde ce qu’on t’a offert. Et puis, je te signale que ma pointure pour les gants, c’est 7 ½, pas 6 ¼… A force de vivre avec des nains, oui, des lutins, je sais, c’est pareil, tu as perdu le sens de la mesure. Les gants que tu m’as offerts l’an dernier, je les ai refilés à la fille de Madame Boucard. Elle était contente, la gamine. Et moi, j’ai passé un Noël sans mari, et j’ai eu un cadeau de m… hein ? Et puis quoi encore ? Oh, ça suffit comme ça ! Tu ne vas pas te plaindre, toi ! Tu bosses une fois par an, tu ne vas pas râler parce que ce jour-là il fait froid ! Comment ça, ingrate ? Comment ça, je t’ai tous les autres jours de l’année ? Devant la télé, que tu les passes, les autres jours de l’année, Nono ! Hein ? Pourquoi je reste ? Nono… Il n’y en a pas deux comme toi… Je râle, je râle, mais… qui d’autre à aimer à part toi ?