Regards Croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville
David Vann, Aquarium, traduit de l’anglais (USA) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, 3 octobre 2016, 280 pages.
Je n’avais lu jusqu’à
présent qu’un seul roman de David Vann, Sukkwan
Island, et comme chaque lecteur, sans doute, j’avais sursauté au coup de
feu de la page 113. Une fois me suffirait, avais-je alors pensé. Mais le
nouveau roman de Vann est présenté comme un « conte de fées », et il
est illustré de jolis dessins sans légende, petits poissons étranges et étrangement
attirants. Me voilà donc à lire un deuxième roman de l’auteur. Deux fois me suffiront,
pensé-je à présent.
Caitlin a douze ans. Elle
vit seule avec sa mère qui a un boulot pénible aux horaires compliqués. Caitlin
est donc la première à arriver à l’école, bien avant l’heure de la sonnerie.
Elle continue parfois sa nuit sur le banc de la cour. Après l’école, en attendant
que sa mère vienne la chercher dans sa Thunderbird hors d’âge, elle se rend à
l’aquarium de la ville. Elle y a d’ailleurs un abonnement, et les gardiens la
saluent tous les jours ouvrables. Là, elle fait la connaissance d’un vieux
monsieur gentil et prévenant, qui jamais n’a un geste déplacé envers la
fillette. Tous les deux, ils regardent les poissons, les crustacés. La vie des
animaux est souvent envisagée à l’aune humaine, et inversement. Le vieux
monsieur, c’est le grand-père de Caitlin, dont elle n’a jamais entendu parler.
Que sait-elle de sa famille ? Rien. Sa mère Sheri ne lui en a jamais parlé
– et la fillette n’a jamais posé de questions. Que veut ce grand-père réapparu,
mais qui n’ose sonner à la porte de sa propre fille ? Il veut renouer des
liens. Lorsqu’elle apprend que son père est en contact avec Caitlin, Sheri
entre dans une fureur noire. Il faut dire que le vieux type tout gentil a tout
de même abandonné femme et enfant au moment le plus terrible : Sheri avait
14 ans, et elle s’est retrouvée toute seule à s’occuper de sa mère mourante.
David Vann donne ici un
roman réaliste, plus qu’un conte de fées. Rien n’est épargné au lecteur, ni les
odeurs des déjections de la mère de Sheri lors de son agonie, ni le poids de
son corps souffrant à soulever. Mais il ne s’agit pas d’un retour en
arrière : dans un dispositif assez sordide, et assez tordu, David Vann met
en scène Sheri dans le rôle de sa mère et Caitlin dans le rôle de Sheri
adolescente. Un jeu de rôle, quoi. Et l’enfant, toute joyeuse d’avoir retrouvé
son grand-père, se retrouve dans un huis-clos de quelques heures à nourrir et
torcher sa mère pourtant vaillante – physiquement vaillante, parce que
mentalement, on peut émettre de sérieux doutes –, à nettoyer l’appartement, à compter
les draps propres qui restent dans l’armoire, à calculer quand faire tourner la
machine à laver pour que les voisins ne viennent pas râler. A ce stade, la
lectrice s’est demandée pourquoi, au contraire, la gamine n’avait pas cherché
la délivrance de ce jeu morbide en alertant les voisins, justement.
Il paraît que Aquarium est un conte de fées et
l’histoire d’une rédemption. D’accord, c’est un conte de fées dans le sens où
l’histoire finit bien, dans une jolie maison de type chromo. Mais la petite
part de petit merveilleux – la vie des poissons tournant en rond dans leur
bassin d’exhibition au lieu de la vraie mer et du véritable océan, ou l'amitié sensuelle entre Caitlin et sa copine d'école – est bien
vite contrebalancée par la prise de vue sous objectif macro d’une société
basée, entre autres, sur les accords passés devant notaires ou équivalents
locaux : Sheri n’accepte de revoir son père qu’après que celui-ci a signé au
profit de sa fille un contrat exorbitant et vengeur.
Ici, les adultes sont fous,
ou à peu près. Plus qu’inconséquents, en tout cas. On nous parle donc de rédemption
à propos de ce roman – terme très chrétien. Sans doute sommes-nous plus dans un
processus d’expiation du côté du grand-père. Mais si l’on envisage la mère, où
sommes-nous ? Et si l’on prend le parti de Caitlin, qui ne cesse de
répéter « oui, mais c’est mon grand-père », à quelle hauteur sommes-nous
interpelés ? Dans un roman, le lecteur prend parti. Sinon, à quoi
bon lire ? Dans Aquarium, l’hystérie
rend la projection peu aisée. L’attitude de Caitlin, avec son obstination à
reformer une famille basée sur les liens du sang, semble étrange. Comme dans
les contes de fées, effectivement, tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes dans le dénouement : papy, Caitlin, maman et son compagnon Steve se
réconcilient dans un décor propret – poutres apparentes, parquet bien ciré et
baignoire à pattes de lion.
Il faudrait peut-être
étendre la notion de « bling-bling ». Le bling-bling, c’est mettre en
avant les marques de lunettes et de vêtements, rajouter par-dessus des bijoux
clinquants, et se pavaner. Le réalisme dont fait preuve David Vann dans Aquarium est un bling-bling littéraire, tout
aussi clinquant, mais d’un clinquant passé au vernis du sordide. Oh, aucune mention de marque de luxe ou quoi que ce soit. Mais, tout de même, une certaine tendance à "étaler", si ce n'est se pavaner. Une sorte de sous-naturalisme,
dans le sens où la pestilence d’un corps en agonie n’est jamais mise en
perspective, où les assises sociales des situations ne sont jamais interrogées
autrement que sous l’angle de la déploration, où la foi en la famille de sang
semble être la seule issue pertinente pour les générations montantes. On est
loin de l'imaginaire symbolique des contes de fées. Ou du brillant de la tragédie, là où la faute des parents retombait sur les
enfants, là où l’on se battait contre un fatum
inexorable, là où l’on entrevoyait, envisageait, aspirait à un autre ordre. On
est loin de la métaphysique, de l’idée de l’Homme et de sa trajectoire. On est chez "des gens". Peu consistants, peu représentatifs, à peine vraisemblables dans
leurs outrances.
On m’objectera l’histoire
personnelle de David Vann, son parcours littéraire et la bifurcation dans son
œuvre que semble représenter Aquarium.
Objections toutes pertinentes. Mais… la lectrice n’a pas trouvé son compte dans
ce roman-là.
Lire l'article de Virginie Neufville sur ce roman
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