Pascal Garnier, Les Hauts du bas, Zulma, 2003 et Zulma Poche Z/A, 3 octobre 2016.
La douceur du noir
Édouard Lavenant n’est plus
très frais. Une attaque dans un restaurant lyonnais a laissé à ce septuagénaire
actif un bras mort et une « main de momie ». Il s’est installé à Rémuzat,
village de la Drôme provençale, et a engagé une infirmière-gouvernante de
cinquante ans passés, Thérèse. Ils vont leur petit bonhomme de chemin, ces
deux-là, elle brique et cuisine, il râle, chacun est dans son rôle. Le roman
s’ouvre sur un épisode lumineux, Thérèse et Lavenant reviennent du marché, ils
pique-niquent au soleil. Le soir, Lavenant offre à son infirmière les boucles
d’oreilles d’émeraude de sa défunte épouse. Roman noir ? Édouard et Thérèse
passent une nuit, puis deux, puis toutes, dans le même lit. Le vieil homme
cheminant vers sa fin et l’infirmière-gouvernante moche et presque vierge
tissent un quotidien paisible de vieux couple.
Lorsque Lavenant se
découvre un fils inconnu, le roman poursuit sereinement son cours. Le fils a
quarante ans, sort de prison, le père l’emmène à la pêche, l’héberge, lui
apprend à siffler en mettant les doigts dans la bouche. Thérèse se prend à
croire au bonheur. Mais le roman est noir, et réclame son lot de morts. De
meurtres. Sur la colline venteuse où tournent les vautours, le chapeau du père
s’envole et le fils, en voulant le récupérer, tombe dans le ravin et se tue.
L’art de Pascal Garnier
repose en grande partie sur la maîtrise du glissando. Sans heurt,
d’évidence en évidence, la narration suit sa pente glissante jusqu’à son terme.
Les premières victimes – le fils d’Édouard, et un enfant jouant au tricycle sur
la place du village – meurent d’ « accidents », mais sont les signes de
l’inéluctable. Lavenant, retraité paisible que l’Alzheimer guette au plus près,
reprend soudain du poil de la bête, abandonne sa retraite ronronnante, et s’en
va vivre la belle vie en Suisse, avec Thérèse. Il y retrouve son double
d’autrefois, un Jean Marissal qui lui a toujours ressemblé comme un frère
jumeau, et qui, dans un chalet des hauteurs de Genève, attend de mourir du SIDA
en fréquentant de jeunes culturistes et en sniffant de la cocaïne. Édouard
assassine Jean. Sharon, la fille de Jean, tue Thérèse. On enterre les corps
dans le jardin du chalet. La fille repart à New-York. Le retraité engage une
nouvelle infirmière. Le roman noir s’est plié aux codes. À quelques codes du
genre.
Le talent de Pascal Garnier
n’est pas celui du « bon faiseur ». Il ne suffit pas de maîtriser les codes, il
faut les pervertir, les tordre à sa convenance. En jouer. La femme fatale, par
exemple. Dans Les Hauts du Bas, c’est Thérèse,
l’infirmière-gouvernante. Cinquante-deux ans, jambes de percheronne, mains
rougies par les travaux ménagers, elle ne correspond au canon que par sa
chevelure rousse. Mais elle n’est pas Gilda. Malicieusement, Garnier sème des
contre-indices dans le texte : « Dans la lueur de la flamme du briquet
[Lavenant] vit la masse des cheveux roux de Thérèse déployée sur l’oreiller,
une flaque sépia, une brassée d’algues molles » ; ou bien encore lorsqu’à
l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry Édouard offre à sa compagne « un flacon en forme
d’étoile rempli d’un parfum bleu ». Le lecteur reconnaît le parfum Angel de
Thierry Mugler, et l’associe immédiatement aux affiches publicitaires où une
Jerry Hall incandescente étale un corps parfait et une chevelure de feu sur une
dune de sable bleu. Le contraste entre les deux images – celle de Thérèse
intimidée par l’atmosphère d’un aéroport et celle du mannequin sublime – crée
un décalage humoristique, bien entendu, qui conduit le lecteur à sourire. Mais
pas seulement. La force de ce décalage, c’est d’aboutir à la tendresse.
Les romans de Pascal
Garnier, et celui-ci en particulier, distillent une humanité revigorante. Le
roman noir devient doux. Doux, c’est sans doute le bon mot. Doux comme l’était
le regard de l’écrivain, derrière ses lunettes, doux et timide, un peu perdu,
un peu affolé. Dans ses textes, les méchants ne sont pas méchants, ils se
bricolent un destin contre la rudesse d’une vie qu’ils maîtrisent à peine,
ils luttent vaille que vaille contre une adversité qui les dépasse. Dans son
Midi de retraité, Édouard est en train de perdre le nord. La moindre tache
blanche – un éclat de soleil, une réverbération – le fait vaciller, basculer
vers la désorientation. Il s’égare dans les rues de son village, il a perdu le
compte des jours de la semaine. La mort rôde, incarnée par deux anges
improbables, une petite femme au visage élastique et aux grosses lunettes, et
sa fille, évanescente, « alevin humain », « larme de cire ». Ces figures-là, il
les retrouve tout au long de son ultime parcours, de Rémuzat à Genève, elles
balisent son dernier chemin. Ces figures-là, elles n’apparaissent qu’à lui, et
à Thérèse. Car il n’est pas question d’être dupe. Sous les apparences du roman
noir, Garnier nous offre une leçon de vie. Il n’est jamais trop tard pour se
laisser aller au bonheur.
Le bonheur, il est à
dénicher aussi dans les replis de l’écriture. Le lecteur savoure un texte de
métaphores et de sentences dont la fluidité est la marque du grand écrivain.
Dès la première page, on sait que l’on entre en terrain d’humanité. « L’Aygues
serpentait à droite de la route le long des parois abruptes. À cause des pluies
diluviennes incessantes depuis plusieurs jours, ses eaux café au lait
charriaient des mikados de branches mortes qui s’amoncelaient dans les méandres
contre les rochers. Au-dessus des falaises, des oiseaux virgulaient et
rebondissaient sur le trampoline du ciel tendu de bleu. La nature séchait son
gros chagrin de la veille ». Outre que, comme dans tout bon roman pensé et bâti
avec conviction, les parois abruptes et les oiseaux virgulant anticipent sur la
première péripétie – la mort du fils sur la colline aux vautours – le « chagrin
de la nature », qui en l’occurrence n’est qu’un orage, résonne en écho au
chagrin naturel de se sentir vieux et diminué, qui est le sentiment jamais
avoué d’Édouard Lavenant. Le personnage de Thérèse, porteur des seules couleurs
du roman – le roux de la chevelure, le violet des yeux, le vert émeraude des
boucles d’oreilles, le lilas ou le bleu de ses robes – est charpenté par des
sentences et des réflexions qui, en raccourcis fulgurants, nous interrogent sur
nous-mêmes : « L’exotisme, pour [Thérèse], relevait moins de la géographie que
de la nature humaine et elle savait que même si elle vivait jusqu’à cent ans,
elle n’arriverait pas à en faire le tour » ; ou encore : « On dira ce qu’on
voudra, les gens ne sont pas comme nous ». Ajoutons une dernière image,
saisissante, à propos d’une des « absences » d’Édouard : « Il semblait assis à
côté de son corps, pareil à une décalcomanie fixée par une main tremblante ».
Peut-être sommes-nous tous ainsi, pareils à une décalcomanie mal fixée. Jeune
ou vieux, homme ou femme, puissant ou misérable. Pascal Garnier pointe nos
faiblesses, nos doutes, et, les pointant, nous force à la force. Car si nous
sommes « trop près du bord », « nul n’est à l’abri »… de savourer l’instant.
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Article publié en 2010 dans
la revue Brèves n°93, numéro consacré à Pascal Garnier.