samedi 15 octobre 2016

Les Hauts du bas de Pascal Garnier



Pascal Garnier, Les Hauts du bas, Zulma, 2003 et Zulma Poche Z/A, 3 octobre 2016. 

La douceur du noir


Édouard Lavenant n’est plus très frais. Une attaque dans un restaurant lyonnais a laissé à ce septuagénaire actif un bras mort et une « main de momie ». Il s’est installé à Rémuzat, village de la Drôme provençale, et a engagé une infirmière-gouvernante de cinquante ans passés, Thérèse. Ils vont leur petit bonhomme de chemin, ces deux-là, elle brique et cuisine, il râle, chacun est dans son rôle. Le roman s’ouvre sur un épisode lumineux, Thérèse et Lavenant reviennent du marché, ils pique-niquent au soleil. Le soir, Lavenant offre à son infirmière les boucles d’oreilles d’émeraude de sa défunte épouse. Roman noir ? Édouard et Thérèse passent une nuit, puis deux, puis toutes, dans le même lit. Le vieil homme cheminant vers sa fin et l’infirmière-gouvernante moche et presque vierge tissent un quotidien paisible de vieux couple.
   
Lorsque Lavenant se découvre un fils inconnu, le roman poursuit sereinement son cours. Le fils a quarante ans, sort de prison, le père l’emmène à la pêche, l’héberge, lui apprend à siffler en mettant les doigts dans la bouche. Thérèse se prend à croire au bonheur. Mais le roman est noir, et réclame son lot de morts. De meurtres. Sur la colline venteuse où tournent les vautours, le chapeau du père s’envole et le fils, en voulant le récupérer, tombe dans le ravin et se tue.
    
L’art de Pascal Garnier repose en grande partie sur la maîtrise du glissando. Sans heurt, d’évidence en évidence, la narration suit sa pente glissante jusqu’à son terme. Les premières victimes – le fils d’Édouard, et un enfant jouant au tricycle sur la place du village – meurent d’ « accidents », mais sont les signes de l’inéluctable. Lavenant, retraité paisible que l’Alzheimer guette au plus près, reprend soudain du poil de la bête, abandonne sa retraite ronronnante, et s’en va vivre la belle vie en Suisse, avec Thérèse. Il y retrouve son double d’autrefois, un Jean Marissal qui lui a toujours ressemblé comme un frère jumeau, et qui, dans un chalet des hauteurs de Genève, attend de mourir du SIDA en fréquentant de jeunes culturistes et en sniffant de la cocaïne. Édouard assassine Jean. Sharon, la fille de Jean, tue Thérèse. On enterre les corps dans le jardin du chalet. La fille repart à New-York. Le retraité engage une nouvelle infirmière. Le roman noir s’est plié aux codes. À quelques codes du genre.
   
Le talent de Pascal Garnier n’est pas celui du « bon faiseur ». Il ne suffit pas de maîtriser les codes, il faut les pervertir, les tordre à sa convenance. En jouer. La femme fatale, par exemple. Dans Les Hauts du Bas, c’est Thérèse, l’infirmière-gouvernante. Cinquante-deux ans, jambes de percheronne, mains rougies par les travaux ménagers, elle ne correspond au canon que par sa chevelure rousse. Mais elle n’est pas Gilda. Malicieusement, Garnier sème des contre-indices dans le texte : « Dans la lueur de la flamme du briquet [Lavenant] vit la masse des cheveux roux de Thérèse déployée sur l’oreiller, une flaque sépia, une brassée d’algues molles » ; ou bien encore lorsqu’à l’aéroport Lyon-Saint-Exupéry Édouard offre à sa compagne « un flacon en forme d’étoile rempli d’un parfum bleu ». Le lecteur reconnaît le parfum Angel de Thierry Mugler, et l’associe immédiatement aux affiches publicitaires où une Jerry Hall incandescente étale un corps parfait et une chevelure de feu sur une dune de sable bleu. Le contraste entre les deux images – celle de Thérèse intimidée par l’atmosphère d’un aéroport et celle du mannequin sublime – crée un décalage humoristique, bien entendu, qui conduit le lecteur à sourire. Mais pas seulement. La force de ce décalage, c’est d’aboutir à la tendresse.
    
Les romans de Pascal Garnier, et celui-ci en particulier, distillent une humanité revigorante. Le roman noir devient doux. Doux, c’est sans doute le bon mot. Doux comme l’était le regard de l’écrivain, derrière ses lunettes, doux et timide, un peu perdu, un peu affolé. Dans ses textes, les méchants ne sont pas méchants, ils se bricolent un destin contre la rudesse d’une vie qu’ils maîtrisent à peine, ils luttent vaille que vaille contre une adversité qui les dépasse. Dans son Midi de retraité, Édouard est en train de perdre le nord. La moindre tache blanche – un éclat de soleil, une réverbération – le fait vaciller, basculer vers la désorientation. Il s’égare dans les rues de son village, il a perdu le compte des jours de la semaine. La mort rôde, incarnée par deux anges improbables, une petite femme au visage élastique et aux grosses lunettes, et sa fille, évanescente, « alevin humain », « larme de cire ». Ces figures-là, il les retrouve tout au long de son ultime parcours, de Rémuzat à Genève, elles balisent son dernier chemin. Ces figures-là, elles n’apparaissent qu’à lui, et à Thérèse. Car il n’est pas question d’être dupe. Sous les apparences du roman noir, Garnier nous offre une leçon de vie. Il n’est jamais trop tard pour se laisser aller au bonheur.
    
Le bonheur, il est à dénicher aussi dans les replis de l’écriture. Le lecteur savoure un texte de métaphores et de sentences dont la fluidité est la marque du grand écrivain. Dès la première page, on sait que l’on entre en terrain d’humanité. « L’Aygues serpentait à droite de la route le long des parois abruptes. À cause des pluies diluviennes incessantes depuis plusieurs jours, ses eaux café au lait charriaient des mikados de branches mortes qui s’amoncelaient dans les méandres contre les rochers. Au-dessus des falaises, des oiseaux virgulaient et rebondissaient sur le trampoline du ciel tendu de bleu. La nature séchait son gros chagrin de la veille ». Outre que, comme dans tout bon roman pensé et bâti avec conviction, les parois abruptes et les oiseaux virgulant anticipent sur la première péripétie – la mort du fils sur la colline aux vautours – le « chagrin de la nature », qui en l’occurrence n’est qu’un orage, résonne en écho au chagrin naturel de se sentir vieux et diminué, qui est le sentiment jamais avoué d’Édouard Lavenant. Le personnage de Thérèse, porteur des seules couleurs du roman – le roux de la chevelure, le violet des yeux, le vert émeraude des boucles d’oreilles, le lilas ou le bleu de ses robes – est charpenté par des sentences et des réflexions qui, en raccourcis fulgurants, nous interrogent sur nous-mêmes : « L’exotisme, pour [Thérèse], relevait moins de la géographie que de la nature humaine et elle savait que même si elle vivait jusqu’à cent ans, elle n’arriverait pas à en faire le tour » ; ou encore : « On dira ce qu’on voudra, les gens ne sont pas comme nous ». Ajoutons une dernière image, saisissante, à propos d’une des « absences » d’Édouard : « Il semblait assis à côté de son corps, pareil à une décalcomanie fixée par une main tremblante ». Peut-être sommes-nous tous ainsi, pareils à une décalcomanie mal fixée. Jeune ou vieux, homme ou femme, puissant ou misérable. Pascal Garnier pointe nos faiblesses, nos doutes, et, les pointant, nous force à la force. Car si nous sommes « trop près du bord », « nul n’est à l’abri »… de savourer l’instant.
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Article publié en 2010 dans la revue Brèves n°93, numéro consacré à Pascal Garnier.