Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration
avec Virginie Neufville
Okinawa n’est pas tout à
fait le Japon que les occidentaux imaginent. La culture y est différente que
dans le reste de l’archipel – la cuisine, par exemple, et un parler local.
C’est l’un des endroits du monde où l’on trouve la plus grande concentration de
centenaires. L’Histoire, aussi, y est différente. C’est à Okinawa qu’a eu lieu
l’une des dernières grandes batailles de la seconde guerre mondiale, et les
Américains ont occupé l’île. Medoruma Shun est le représentant d’une
littérature imprégnée de cette spécificité. Il est né sur l’île en 1960. En
pleine occupation. Et dans les têtes de la génération précédente persistent les souvenirs
de la bataille sanglante.
Dans son court roman Les Pleurs du vent, un crâne pleure. Des
enfants jouent près-de-sur-dans un ossuaire. Le petit Akira relève le défi de
sa bande de copains : il ira, lui, tout seul, comme un grand, déposer un
bocal où nageotte un poisson près de ce crâne mystérieux. Etrange défi, étrange
aventure.
« Au fond du bocal, le tilapia respirait de manière saccadée. Ses branchies s’ouvraient et se fermaient, laissant apparaître et disparaître une forme en croissant couleur sang noirci. Le poisson se tordait et ses yeux qui semblaient avoir encore grossi observaient Akira. Ne pouvant supporter ce regard, le garçon détourna les yeux vers le crâne et aperçut, près de la tempe gauche, un trou du diamètre d’un petit doigt mais, au même moment, l’orifice disparut derrière l’œil distordu du tilapia. »
Il convient de souligner le
talent de la traductrice, Corinne Quentin. On ne sait rien du texte japonais
originel, mais il y a dans le paragraphe cité ci-dessus un balancement
magnifique et terriblement efficace : la respiration et la mort (le
crâne), les yeux du poisson et le regard de l’enfant, le trou dans le crâne et
l’allusion au sang. Le roman de Medoruma Shun est ainsi bâti : sur un
mystère effrayant, un secret, et un antagonisme.
Un journaliste, Fujii,
arrive dans le village. Il vient faire un reportage sur ce crâne qui pleure (le
crâne émet en effet un léger sifflement, quand le vent souffle). Le père
d’Akira s’oppose à ce reportage. Les arguments de Fujii semblent de pur esprit
d’investigation :
« D’après ce que nous avons entendu dire, ce crâne appartiendrait au squelette d’un kamikaze dont, autant que possible, nous souhaiterions aussi établir l’identité. »
Le père d’Akira est plus
que méfiant. Pour lui, il ne fait pas bon remuer les vieilles histoires,
qu’elles datent de la guerre ou s’adossent à la légende. Le père de famille et
le journaliste appartiennent à la même génération, mais ils n’ont pas vécu les
heures noires de la même façon. L’un se terrait dans les grottes tandis que
l’autre côtoyait les kamikazes. Histoire secrète, cachée, indicible. Le roman
oscille entre deux histoires personnelles, entre deux attitudes. Par-dessus les
dilemmes des uns et des autres, cette sortie prononcée lors d’une réunion de
production du reportage :
« La bataille d’Okinawa, on en a fait un peu le tour, vous ne pensez pas ? A la limite, Hiroshima reste un meilleur sujet, non ? Au moins, en août, il y a les anti-nucléaires qui bougent un peu. »
Medoruma Shun nous plonge à
nouveau dans l’univers si particulier de cette partie du Japon. On se souvient
de la publication, chez le même éditeur, de ses nouvelles réunies sous le titre
L’âme de Kôtarô contemplait la mer.
On y découvrait un univers particulièrement étrange, entre naturalisme et souvenirs
d’enfance, légende et poésie. Avec Les
Pleurs du vent, le lecteur continue d’explorer un univers éloigné des
clichés, ancré dans une réalité particulière et un imaginaire très exotique : le sang, par exemple, n'y est pas rouge. Il oscille entre bleu et transparent, comme pour souligner la singularité et l'effacement.