mardi 18 octobre 2016

Regards croisés (24) – Les Pleurs du vent de Medoruma Shun


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

Medoruma Shun, Les Pleurs du vent (Fûon), 1997, traduit du japonais par Corinne Quentin, éd. Zulma, 3 octobre 2016, 128 pages.


Okinawa n’est pas tout à fait le Japon que les occidentaux imaginent. La culture y est différente que dans le reste de l’archipel – la cuisine, par exemple, et un parler local. C’est l’un des endroits du monde où l’on trouve la plus grande concentration de centenaires. L’Histoire, aussi, y est différente. C’est à Okinawa qu’a eu lieu l’une des dernières grandes batailles de la seconde guerre mondiale, et les Américains ont occupé l’île. Medoruma Shun est le représentant d’une littérature imprégnée de cette spécificité. Il est né sur l’île en 1960. En pleine occupation. Et dans les têtes de la génération précédente persistent les souvenirs de la bataille sanglante.

Dans son court roman Les Pleurs du vent, un crâne pleure. Des enfants jouent près-de-sur-dans un ossuaire. Le petit Akira relève le défi de sa bande de copains : il ira, lui, tout seul, comme un grand, déposer un bocal où nageotte un poisson près de ce crâne mystérieux. Etrange défi, étrange aventure.

« Au fond du bocal, le tilapia respirait de manière saccadée. Ses branchies s’ouvraient et se fermaient, laissant apparaître et disparaître une forme en  croissant couleur sang noirci. Le poisson se tordait et ses yeux qui semblaient avoir encore grossi observaient Akira. Ne pouvant supporter ce regard, le garçon détourna les yeux vers le crâne et aperçut, près de la tempe gauche, un trou du diamètre d’un petit doigt mais, au même moment, l’orifice disparut derrière l’œil distordu du tilapia. »

Il convient de souligner le talent de la traductrice, Corinne Quentin. On ne sait rien du texte japonais originel, mais il y a dans le paragraphe cité ci-dessus un balancement magnifique et terriblement efficace : la respiration et la mort (le crâne), les yeux du poisson et le regard de l’enfant, le trou dans le crâne et l’allusion au sang. Le roman de Medoruma Shun est ainsi bâti : sur un mystère effrayant, un secret, et un antagonisme.

Un journaliste, Fujii, arrive dans le village. Il vient faire un reportage sur ce crâne qui pleure (le crâne émet en effet un léger sifflement, quand le vent souffle). Le père d’Akira s’oppose à ce reportage. Les arguments de Fujii semblent de pur esprit d’investigation :

« D’après ce que nous avons entendu dire, ce crâne appartiendrait au squelette d’un kamikaze dont, autant que possible, nous souhaiterions aussi établir l’identité. »

Le père d’Akira est plus que méfiant. Pour lui, il ne fait pas bon remuer les vieilles histoires, qu’elles datent de la guerre ou s’adossent à la légende. Le père de famille et le journaliste appartiennent à la même génération, mais ils n’ont pas vécu les heures noires de la même façon. L’un se terrait dans les grottes tandis que l’autre côtoyait les kamikazes. Histoire secrète, cachée, indicible. Le roman oscille entre deux histoires personnelles, entre deux attitudes. Par-dessus les dilemmes des uns et des autres, cette sortie prononcée lors d’une réunion de production du reportage :

« La bataille d’Okinawa, on en a fait un peu le tour, vous ne pensez pas ? A la limite, Hiroshima reste un meilleur sujet, non ? Au moins, en août, il y a les anti-nucléaires qui bougent un peu. »
  
Medoruma Shun nous plonge à nouveau dans l’univers si particulier de cette partie du Japon. On se souvient de la publication, chez le même éditeur, de ses nouvelles réunies sous le titre L’âme de Kôtarô contemplait la mer. On y découvrait un univers particulièrement étrange, entre naturalisme et souvenirs d’enfance, légende et poésie. Avec Les Pleurs du vent, le lecteur continue d’explorer un univers éloigné des clichés, ancré dans une réalité particulière et un imaginaire très exotique : le sang, par exemple, n'y est pas rouge. Il oscille entre bleu et transparent, comme pour souligner la singularité et l'effacement.