mardi 20 octobre 2015

La Famille Middlestein de Jami Attenberg



Jami Attenberg, La Famille Middlestein (The Middlesteins), traduit de l’anglais (USA) par Karine Reignier-Guerre, éd. Les Escales, 2014 et éd. 10/18, septembre 2015.

Regards croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville


L’obésité morbide est un des maux dont souffrent les Etats-Unis. Elle peut être d’origine métabolique, mais dans la plupart des cas, elle est due à une surconsommation de graisses et de sucres alliée à la sédentarité et à l’absence d’exercice physique. Fast food, snacking, ces mots-là ont envahi aussi notre espace européen, la France s’en sortant plutôt mieux que ses voisins car elle conserve encore le rythme de repas pris à heures fixes, comme un rituel.

Les personnages obèses sont toujours spectaculaires. Que l’on songe au roman de Lionel Shriver, Big brother, ou au film Seven de David Fincher, dans lequel le premier mort est un obèse que l’on a forcé à s’empiffrer. Dans La Famille Middlestein, regardons la mère. Elle s’appelle Edie. Sa vie est en danger, diabète galopant, pose de stents dans les jambes, pontage envisagé. Edie bouffe. Bâfre. Sa seule préoccupation est de se remplir, de se sentir comblée. C’est sans doute que la vie ne l’a pas comblée, que sa vie n’est pas assez remplie. Les Middlestein appartiennent à la classe moyenne aisée, Edie travaille dans un cabinet d’avocats, son époux Richard est pharmacien. Ils ont eu deux enfants : une fille, Robin, qui a une trentaine d’années et enseigne l’Histoire ; et Benny, marié à Rachelle, avec qui il a eu des jumeaux. Voilà la situation lorsque Edie atteint le poids de 150 kg et doit subir une nouvelle intervention chirurgicale.

Les titres des chapitres consacrés à Edie suivent sa courbe de poids tout au long de sa vie, de 28 kg lorsqu’elle a cinq ans dans le chapitre inaugural, jusqu’à 150 kg lorsque la mort guette. Le poids d’Edie agit comme un symptôme révélateur de dysfonctionnements imperceptibles, soudain mis au jour. Richard, l’époux, quitte le foyer et s’en va chercher compagne sur internet. Rachelle, la bru, s’occupe tendrement de sa belle-mère, mais impose désormais un régime draconien à sa propre famille et même aux membres de son club de lecture : des légumes en salade, sans sauce, sans croûton, quand ses jumeaux sont en pleine croissance et préparent leur bar-mitsvah, quand ses amies lectrices ne se réunissent, au fond, que pour déguster quelques cookies. Benny, le fils, perd soudain ses cheveux par poignées. Robin, la fille, se souvient qu’elle a été grosse dans son enfance et qu’il a fallu la mort tragique d’un de ses amis de lycée pour qu’elle prenne soin d’elle et adopte un régime plus sage.

Jami Attenberg construit son roman en allers et retours, décrivant la trajectoire d’une famille juive, banlieusarde, banale. Sans histoire ou presque. La photographie illustrant la couverture est, de ce point de vue, très révélatrice : famille posant au bord de la piscine en costume de bain, hors des canons de la beauté officielle du papier glacé, mais terriblement représentative de la normalité. Dans le roman, le poids de la mère n’est pas pris au sens strictement figuré, ce n’est pas elle qui pèse ou a pesé de façon délétère sur sa famille. Et l’on ne lui a fait porter aucun poids injuste ou arbitraire, tout semblait aller bien, sans réel problème. C’est peut-être le vide ronronnant, la force de son ascendance russe diluée dans la vie américaine, qui la poussent à trouver le plaisir, l’amour, et la volupté dans la nourriture. Edie se détruit et se déforme en toute conscience, sans culpabilité.

La Famille Middlestein est un roman paradoxal, un roman dans lequel les scènes comiques renforcent la tristesse, et inversement. L’époux est lâche, il fuit. Le fils est déboussolé mais reste consciencieux : il veille dans la cuisine, durant la nuit précédant une opération, afin que sa mère ne vienne pas grignoter quand elle doit rester à jeun. La fille et la bru sont les gardiennes d’Edie. Chacune à sa manière, elles prennent le problème Edie à bras-le-corps. Et le problème Edie pèse son poids de non-dits.

La mère de 150 kg n’est pas une victime, et elle ne cherche pas à se suicider en bouffant. Elle cherche simplement une plénitude inaccessible. Jami Attenberg peint le portrait juste d’une femme, et donne un roman abouti qui interroge la famille plus que le problème général de l’obésité. Ce n’est pas le fonctionnement sociétal qui est mis en cause, mais le vide à remplir dans des vies peut-être trop sages et trop normées. « Manger-bouger », comme le clame un slogan français en vogue ? Non. Bouger, avant tout. Et manger ensuite.

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