Jami Attenberg, La Famille Middlestein (The Middlesteins), traduit de l’anglais
(USA) par Karine Reignier-Guerre, éd. Les Escales, 2014 et éd. 10/18, septembre
2015.
Regards croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville
L’obésité morbide est un
des maux dont souffrent les Etats-Unis. Elle peut être d’origine métabolique,
mais dans la plupart des cas, elle est due à une surconsommation de graisses et
de sucres alliée à la sédentarité et à l’absence d’exercice physique. Fast food, snacking, ces mots-là ont envahi aussi notre espace européen, la
France s’en sortant plutôt mieux que ses voisins car elle conserve encore le
rythme de repas pris à heures fixes, comme un rituel.
Les personnages obèses sont
toujours spectaculaires. Que l’on songe au roman de Lionel Shriver, Big brother, ou au film Seven de David Fincher, dans lequel le
premier mort est un obèse que l’on a forcé à s’empiffrer. Dans La Famille Middlestein, regardons la
mère. Elle s’appelle Edie. Sa vie est en danger, diabète galopant, pose de
stents dans les jambes, pontage envisagé. Edie bouffe. Bâfre. Sa seule
préoccupation est de se remplir, de se sentir comblée. C’est sans doute que la
vie ne l’a pas comblée, que sa vie n’est pas assez remplie. Les Middlestein
appartiennent à la classe moyenne aisée, Edie travaille dans un cabinet
d’avocats, son époux Richard est pharmacien. Ils ont eu deux enfants : une
fille, Robin, qui a une trentaine d’années et enseigne l’Histoire ; et
Benny, marié à Rachelle, avec qui il a eu des jumeaux. Voilà la situation lorsque
Edie atteint le poids de 150 kg et doit subir une nouvelle intervention
chirurgicale.
Les titres des chapitres
consacrés à Edie suivent sa courbe de poids tout au long de sa vie, de 28 kg
lorsqu’elle a cinq ans dans le chapitre inaugural, jusqu’à 150 kg lorsque la
mort guette. Le poids d’Edie agit comme un symptôme révélateur de
dysfonctionnements imperceptibles, soudain mis au jour. Richard, l’époux,
quitte le foyer et s’en va chercher compagne sur internet. Rachelle, la bru,
s’occupe tendrement de sa belle-mère, mais impose désormais un régime draconien
à sa propre famille et même aux membres de son club de lecture : des
légumes en salade, sans sauce, sans croûton, quand ses jumeaux sont en pleine
croissance et préparent leur bar-mitsvah, quand ses amies lectrices ne se
réunissent, au fond, que pour déguster quelques cookies. Benny, le fils, perd
soudain ses cheveux par poignées. Robin, la fille, se souvient qu’elle a été
grosse dans son enfance et qu’il a fallu la mort tragique d’un de ses amis de
lycée pour qu’elle prenne soin d’elle et adopte un régime plus sage.
Jami Attenberg construit
son roman en allers et retours, décrivant la trajectoire d’une famille juive,
banlieusarde, banale. Sans histoire ou presque. La photographie illustrant la
couverture est, de ce point de vue, très révélatrice : famille posant au
bord de la piscine en costume de bain, hors des canons de la beauté officielle
du papier glacé, mais terriblement représentative de la normalité. Dans le roman,
le poids de la mère n’est pas pris au sens strictement figuré, ce n’est pas
elle qui pèse ou a pesé de façon délétère sur sa famille. Et l’on ne lui a fait
porter aucun poids injuste ou arbitraire, tout semblait aller bien, sans réel
problème. C’est peut-être le vide ronronnant, la force de son ascendance russe
diluée dans la vie américaine, qui la poussent à trouver le plaisir, l’amour,
et la volupté dans la nourriture. Edie se détruit et se déforme en toute
conscience, sans culpabilité.
La Famille Middlestein
est un roman paradoxal, un roman dans lequel les scènes comiques renforcent la
tristesse, et inversement. L’époux est lâche, il fuit. Le fils est déboussolé
mais reste consciencieux : il veille dans la cuisine, durant la nuit
précédant une opération, afin que sa mère ne vienne pas grignoter quand elle
doit rester à jeun. La fille et la bru sont les gardiennes d’Edie. Chacune à sa
manière, elles prennent le problème Edie à bras-le-corps. Et le problème Edie
pèse son poids de non-dits.
La mère de 150 kg n’est pas
une victime, et elle ne cherche pas à se suicider en bouffant. Elle cherche
simplement une plénitude inaccessible. Jami Attenberg peint le portrait juste
d’une femme, et donne un roman abouti qui interroge la famille plus que le
problème général de l’obésité. Ce n’est pas le fonctionnement sociétal qui est
mis en cause, mais le vide à remplir dans des vies peut-être trop sages et trop
normées. « Manger-bouger », comme le clame un slogan français en
vogue ? Non. Bouger, avant tout. Et manger ensuite.
*
Lire l'article de Virginie Neufville sur ce roman