Emmanuel Ruben, Dans les ruines de la carte, éd. Le
Vampire actif, septembre 2015, 346 pages.
Emmanuel Ruben, Jérusalem terrestre, éd. Inculte,
octobre 2015, 192 pages.
La Ligne des Glaces d’Emmanuel Ruben a été très remarquée lors de la rentrée littéraire 2014, figurant dans la
liste des Goncourt. Dans ce roman, l’étudiant Samuel Vidouble était affecté
dans un pays balte, avec pour mission d’en délimiter la frontière maritime.
Tâche qu’Emmanuel Ruben rendait impossible dans la fiction, parce qu’il la
pense impossible dans la réalité. Pour lui, la frontière est toujours infinie.
Cet automne, deux ouvrages
de sa main paraissent simultanément. Dans
les ruines de la carte est un essai érudit qui s’intéresse en premier lieu
à la représentation des cartes de géographie dans la peinture, thème qui permet
la digression sur la littérature, l’appréhension du monde et des peuples. Jérusalem terrestre est un récit de
voyage, ou plutôt un récit de séjour, en Israël, qui s’emploie à détourer les
limites d’un pays en s’appuyant sur la géographie physique et humaine. Dans les
deux cas, regard porté sur des œuvres ou des terres, l’écrivain trace des lignes
et dessine des contours fluctuants, comme une réflexion en marche.
Tout part de la
littérature. Emmanuel Ruben, encore étudiant, découvre dans la salle des cartes
de l’ENS de Lyon que le rivage des Syrtes de Julien Gracq n’est
vraisemblablement pas situé sur les côtes libyennes, comme on le pense
habituellement, mais plutôt quelque part vers la Russie. D’ailleurs, Gracq
n’évoque-t-il pas un roman de Pouchkine, La
fille du Capitaine, comme source d’inspiration ? Julien Gracq avait vu
son projet de thèse en géographie sur la Crimée tomber à l’eau à cause d’un
refus de visa. Emmanuel Ruben parle russe, en plus d’être géographe. Une
correspondance amicale et intellectuelle s’établit entre le normalien et
l’habitant de Saint-Florent-le-Vieil. Les centres d’intérêt communs, multiples,
convergent tous vers la géographie et la littérature.
Borges, littérature par
excellence. Le titre Dans les ruines de
la carte est une réminiscence en forme d’hommage à un texte de l’auteur
argentin intitulé « De la rigueur de la carte ». Borges y fait
allusion à un pays dans lequel les cartographes « levèrent une carte de
l’empire qui avait le format de l’Empire ». Une carte à l’échelle 1 est
une monstruosité inutile. Mais si l’on réduit l’échelle, la carte est plus ou
moins juste – le plus souvent moins. Benoît Mandelbrot nous a appris qu’il
était impossible de calculer la longueur des côtes bretonnes – cette longueur
est infinie, idée très borgésienne… –, la théorie des fractales étant passée
par là. Ajoutons-y la dimension du marcheur, fourmi ou gazelle, et il n’est
plus possible de calculer quoi que ce soit, ni même de le conceptualiser. Enfin
si, plus ou moins. Mais plus ou moins n’est pas la dimension exacte. En Israël,
le mur de séparation est une ligne de démarcation matérialisée : la
construction du mur suit les courbes de niveaux du terrain, ce qui donne un
parcours chaotique, relevant de la géographie strictement physique, et
induisant un parcours mental et politique, autant dire sans limite. Cette
ligne, Emmanuel Ruben la dessine dans Jérusalem
terrestre, et l’éprouve : il est logé chez les Dominicains, doit se
rendre au Centre Romain Gary puis au lycée français situé tout en haut de la
rue des Prophètes. Il franchit, dans la journée, et dans tous les sens, des
territoires culturels et politiques, historiques et circonstanciels. Le lycée
français de la rue des Prophètes est fréquenté en majorité par des élèves
palestiniens et se situe tout près du quartier de Mea Shéarim. Les itinéraires
des habitants n’ont que peu à voir avec les délimitations. Emmanuel Ruben
éprouve dans ses pas, dans sa marche dans Jérusalem, les limites de cette délimitation.
Frontière ? Tout est
toujours frontière, dans les textes de Ruben. Chez les peintres, l’extérieur
est paysage, avec pour seule ligne de perspective l’horizon. Dans les ruines de la carte débute par
l’analyse magistrale d’un tableau de Vermeer, L’Art de la peinture. Le peintre de dos, sa toile presque vierge
tournée vers le spectateur, une jeune fille servant de modèle à Clio, la muse
de l’Histoire, et sur le mur du fond : une carte. Le paysage n’est pas
représenté, la scène d’intérieur n’ouvre pas à proprement parler sur
l’extérieur, mais sur sa représentation. Représentation d’un extérieur bien
plus vaste que celui que l’on aurait pu contempler de sa fenêtre.
« Le peintre semble désormais coupé du dehors : son refuge est l’espace du dedans, le monde intérieur, l’intimité de la vie urbaine et bourgeoise […]. Sa tâche est dorénavant d’explorer cette géographie intime, d’inventer l’espace du quotidien ».
La carte étalée sur le mur
du fond du tableau de Vermeer est celle de l’espace économique, elle montre et
signifie, elle symbolise le commerce florissant. L’extérieur s’est
conceptualisé. Cinquante années plus tôt, en Espagne, Dominikos Theotokopoulos
dit le Greco peignait Tolède vue d’en haut et de face, matérialisant sur une
même toile la carte et le territoire.
Cet espace tolédan pouvait être pensé à la fois en deux et trois dimensions, sur un même support. Le plan et la perspective. Emmanuel Ruben
parvient avec clarté, grâce à l’analyse de ces deux tableaux, à mettre en
évidence les changements mentaux et politiques, le passage à l’économique et
l’importance de la mise en scène du social intime.
Où butent nos frontières
mentales, quand les frontières physiques sont impossibles à tracer ? C’est
ce qu’Emmanuel Ruben s’emploie à démêler, dans une œuvre qui englobe le récit,
l’essai, le roman, le pictural. On suivra de près le cheminement de cet
écrivain géographe et aquarelliste qui, pas à pas, construit une œuvre qui
interroge l’art, l’écriture, la politique et l’actualité.