Franck Pavloff, L’Enfant
des marges, Albin-Michel,
septembre 2014, 240 pages.
Ioan s’est retiré dans les
Cévennes. Photographe des ruines et des dévastations, il s’abîme dans sa vie
ruinée et dévastée : son fils unique est mort, il ne s’en remet pas. Lui
qui parcourait le monde appareil-photo au poing, il vit à présent au fin fond
des terres, et passe ses journées à tenter de parer à l’effondrement des murets
de son terrain cévenol. Il connaît les pierres, leur alignement strict, leur
devoir de soutènement. Il les redresse, parfois. Il comble les vides provoqués
par le ruissellement. Sur ses photos, que l’on expose comme des œuvres d’art,
il n’y avait jamais personne. Juste les conséquences des désastres. Sur l’un
des clichés, toutefois, sur un côté, apparaît le visage d’un enfant, inattendu.
C’est l’enfant des marges.
L’Enfant des marges est
un roman basé sur un motif autobiographique : le petit-fils de Franck
Pavloff, en rupture scolaire, a fui. Il paraît qu’il est à Barcelone. Pavloff
se rend dans la capitale catalane, et découvre une région, un pays, plongé dans
la crise. Une région, un pays, où émergent des voix alternatives,
revendicatives. Okupas. Indignados. Des gens – des jeunes, en
majorité – qui disent, clament, vivent, un ¡NO!
qui résonne comme un ¡no pasarán!,
écho de la guerre civile. À partir de ce motif autobiographique, Franck Pavloff
bâtit un roman mi-fictionnel où l’Espagne, la Catalogne, semblent le creuset de
luttes immédiates et rémanentes.
« Ni ascendant ni descendant ? Être une entité close sur soi-même, le seul moyen qu’il ait trouvé pour ne pas sombrer. D’autres choisissent la folie ». (p.21)
Ioan est un sexagénaire qui
n’attend plus rien. Il était fils et père, il n’est plus que lui-même, et
encore, si peu. Son fils est mort sur son bateau, en Méditerranée, emporté par
les flots d’un désir d’évasion. Son père a combattu aux côtés des Républicains dans
une guerre fratricide. Il est bien des façons de devenir fou. Par
exemple : s’entêter, au fin fond des Cévennes, à refuser de penser à sa
lignée. Se croire seul au monde, ne dépendant de rien ni de quiconque, n’ayant
à s’en remettre à rien ni à quiconque. Et tout à coup, le coup de fil :
celui de la mère du petit-fils, qui a coupé les ponts et qui soudain refait
surface. Le petit a disparu, il est dans un squat, à Barcelone. Il est en danger – en danger ? Il a fugué, a laissé un numéro de téléphone
qui sonne dans le vide et une adresse qui ne mène nulle part – dans une ville
en ébullition. Le sang du grand-père Ioan ne fait qu’un tour. Y aller. Le
retrouver. Et fourrer dans sa besace l’appareil-photo, son médium.
Franck Pavloff parvient à
évoquer, à suggérer, une Barcelone interlope et dangereuse, loin des sentiers
touristiques balisés. La révolte d’une jeunesse déboussolée, abandonnée, fait
entendre ses pulsations à chaque détour de page du roman. Les héritiers des Rojos de la guerre civile empruntent
d’autres voies, qui passent parfois par le cirque, la drogue, l’occupation
illégale, mais qui toujours convergent vers un même point : une certaine
idée de la liberté, qu’elle soit libertaire ou altermondialiste comme on dit
aujourd’hui, mais dans tous les cas emblématique d’une liberté chérie.
« Quand un homme de ton âge vient à Barcelone régler une affaire de famille, l’histoire de l’Espagne le rattrape, la ville est tout ce que tu veux mais pas innocente ». (p. 219)
L’Enfant des marges est
peut-être un roman de constat. Le roman de l’état des lieux, à un moment T, du
monde tel qu’il va, ou ne va pas. Il est aussi – et sans doute avant tout – le
roman de la filiation. De guerres en guerres avérées, de conflits en conflits
plus ou moins larvés, la généalogie de Ioan, retrouvée, ressurgie, permet au
lecteur de s’interroger sur l’Histoire historique et une histoire personnelle. Ioan
part à la recherche de son petit-fils, retrouve l’ombre ambiguë de son père, et
comble quelques-unes de ses failles, comme il comblait les failles des murets
dans sa retraire cévenole. Dans la Barcelone de ce début de siècle, il retrouve
également une pulsation de vie, lui qui se croyait mort.
Le monument emblématique de
Barcelone, église jamais terminée qui nargue les tours neuves, c’est la Sagrada
Familia. La sainte-famille. Dans cette église en perpétuelle évolution, Ioan
rencontrera une femme, un amour, peut-être. Rien n’est jamais sûr, et surtout
pas la certitude du chagrin sans répit.
L’Enfant des marges est
placé sous le signe de La Marge
d’André Pieyre de Mandiargues (cf. p.70 et 171). Autant dire sous le signe de
l’errance et de l’invasion du rêve dans la réalité brute, ou sous le signe de
la réalité brutalement observée passée au crible de l’imaginaire. Barcelone est
le carrefour de cette réalité, et de cet imaginaire. Franck Pavloff entrelace,
dans une fiction née d’un épisode autobiographique, les espérances inexorablement
déçues de la jeunesse et les réminiscences irrémédiablement irréparables de la
filiation. Dans une langue au plus près du réel, qui sonne juste.
« Ioan organise sa descente aux Enfers. La nuit est tombée. Dans les recoins, pickpockets et malfrats affinent leurs plans. À vous frôler on vous propose de la came ». (p.172)
La Barcelone de Franck
Pavloff est le creuset d’agitations contemporaines et de remugles historiques.
Du bruit et de la fureur, de la peur et de l’espoir, de la mémoire et de la
projection. Au cœur de ce creuset des femmes fortes émergent, fragiles et
infrangibles, engagées et résignées. On retiendra, entre autres, le personnage
de Palita, la Latino-américaine venue en Espagne réparer les mosaïques de Gaudí.
Le parcours de Ioan épouse aussi une géographie mentale basée sur l’allusion et
la réminiscence : ainsi, l’ange de la Siegssäule de Berlin apparaît-il sur
les Ramblas, statue de chair. C’était là le but du voyage.