Michel Houellebecq, imec éditeur/artpress, collection « les grands entretiens d’Artpress », 72 pages, décembre 2012.
Depuis 40 ans, la revue Artpress se penche sur le contemporain.
L’art, incluant le littéraire et le cinématographique. Revue indépendante
fondée par Catherine Millet, Artpress
a toujours permis aux artiste de s’exprimer, dans de grands entretiens où la
littérature est largement représentée. En collaboration avec l’IMEC –
l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine, qui abrite les archives papier
de la revue – Artpress publie ces
entretiens sous la forme de petits livres à la tranche colorée.
Les trois entretiens avec
Michel Houellebecq ont été menés à des moments-clés du parcours de
l’écrivain : 1995 (Extension du
domaine de la lutte, son premier roman) ; 2008 (en prolongement de la
publication de sa correspondance avec Bernard-Henri Lévy) ; et 2010 (La Carte et le Territoire, roman dans
lequel un personnage nommé Houellebecq doit s’exprimer sur un artiste
contemporain). Trois entretiens en quinze ans, et une voix presque égale dans
ce qui est, dirons-nous, la marque de M.H. : l’ironie concernée. Quelque
chose comme un détachement affecté mâtiné de sincérité pudique. Il y a une
phrase houellebecquienne, apparemment plate, mais qui se conclut sur une vérité
aveuglante en acmé ; un phrasé littéraire qui peut passer pour une
description tangible et désespérante du monde ambiant, où la métaphore est à
dénicher ; des mécanismes et des mécaniques quotidiennes – le
chauffe-eau ! – qui disent autrement les rapports humains, et leur (presque)
impossibilité. Houellebecq, on sait comment il écrit. On sait même comment il
poétise. Dans les entretiens d’Artpress,
on sait mieux qu’ailleurs comment il parle.
Il y a un art de
l’entretien. Il ne suffit pas de maîtriser l’œuvre de l’interviewé. Il ne
suffit pas d’avoir préparé les belles et bonnes questions, celles que le public
attendu n’attend pas. Il ne suffit pas, non plus, de savoir rebondir. Le juste
milieu entre attaque et bienveillance, ce genre de trucs-trucages, on ne les
retrouve pas dans les entretiens d’Artpress.
Pour la conversation autour d’Extension
du domaine de la lutte, en 1995, ce sont Christophe Duchatelet et Jean-Yves
Jouannais qui sont aux commandes. Dès la première question, c’est le mot
« œuvre » qui est mis en exergue. Houellebecq a quatre ouvrages à son
actif, dont un seul roman. « Œuvre ». Le mot devrait surprendre, ou
faire ricaner, il devient, posé ainsi en première ligne, évident. On est loin
de la prémonition, on est dans le cœur du sujet vif. Houellebecq peut tout à
trac poser les bases de la discussion et de l’ « œuvre » en
élaboration : « L’acte initial, c’est le refus radical du monde tel
qu’il est ». Tout est dans l’adjectif « radical », qui dit la
pente à suivre. Lorsqu’à la fin de l’entretien Houellebecq déclare :
« Nous n’échapperons pas à une redéfinition des conditions de la
connaissance, de la notion même de réalité ; il faudrait dès maintenant en
prendre conscience sur un plan affectif. En tout cas, tant que nous resterons
dans une vision mécaniste et individualiste du monde, nous mourrons »,
nous entendons, nous, lecteurs de 2014 lisant un entretien mené en 1995, les
échos prémonitoires de La Possibilité
d’une île.
« Sous la parka,
l’esthète ». Tel est le titre de l’entretien mené en août 2010 par
Catherine Millet et Jacques Henric, avant que La Carte et le territoire obtienne le prix Goncourt. Quinze ans se
sont écoulés depuis le premier entretien, et l’on passe, en question
introductive, du mot « œuvre » de 1995 à l’adjectif
« hostile ». Les rumeurs d’obtention de prix vont bon train, La Carte… est accueilli très
favorablement de façon à peu près unanime, et la première question de
l’entretien souligne, en creux, le parcours de l’auteur : « Quelle
impression d’être soudain plutôt bien accueilli par une presse qui vous a
souvent été hostile ? Un bon Michel Houellebecq aurait-il remplacé le méchant ? »
Entre temps, sont parus les romans Les
Particules élémentaires, Plateforme
et La Possibilité d’une île. Sans
énumérer ces publications, Houellebecq propose une explication à l’hostilité
supposée : « Cette vision négative s’appuyait pour une grande part
sur les scènes sexuelles de mes livres ». Impression que la frontière
entre le « méchant » et le « bon » – pas le
« gentil », qui serait l’antonyme attendu – se situe justement au
centre exact d’Extension du domaine de la
lutte : l’homme contemporain, sa misère affective, et le struggle for life capitaliste. Parce
que La Carte et le Territoire a pour
personnage central un artiste contemporain – Jed – Catherine Millet pose la
question des influences éventuelles puisées dans le monde artistique. On ne
soulignera jamais assez l’humour de M.H. Que répond-il à Catherine Milet ?
Que pour le personnage de Jed il s’est « laissé guider par [ses] goûts
personnels ». Qu’il aime bien « la quincaillerie » et « les
cartes routières ». Fermez le ban. Magnifique réponse du
romancier-en-costume-d’illusionniste, à qui on ne la fait pas, et qui boute en
touche. Il n’y aura pas de « rebond » sur cette question. La
conversation se recentre sur l’élaboration littéraire, et c’est passionnant.
Notes prises à la volée ou non, projection dans le personnage ou distanciation,
monde de l’art et monde tout court, point focal et vision d’ensemble… tout est
balayé. Les réponses de Houellebecq replacent invariablement le thème sur le
terrain du général, qui est notre vie à tous. L’enseignement principal de cet
entretien est le « raccordement » qui s’effectue avec celui de 2008.
Cette année-là, Bernard-Henri Lévy et Michel Houellebecq publient Ennemis publics. Dans leur
correspondance, il est question de tout – ou presque – ce qui fait l’essentiel
d’un homme et d’un écrivain. Parmi les motifs abordés, celui du rapport au
père. En 2010, Houellebecq déclare à Catherine Millet : « cet échange
[= la correspondance avec Bernard-Henri Lévy] a vraiment joué un rôle :
j’y parle pour la première fois de la France comme pays touristique ; et,
surtout, il y a la présence du père. C’est la première fois, dans La Carte et le Territoire, que je creuse
vraiment la relation père-fils ».
L’entretien de 2008, mené
lui aussi par Catherine Millet et Jacques Henric, met en présence M.H. et
B.H.L. après l’émission de Daniel Picouly Le
Café littéraire du 10 octobre. La conversation se prolonge, avec d’autres
interviewers, et débouche sur d’autres confidences – employons ce mot. Soyons
clairs : on ne connaît jamais de l’intime des écrivains que ce qu’il
veulent bien nous livrer, à moins de vivre à leurs côtés – et encore. Cependant,
il y a dans l’échange M.H./B.H.L, suscité par Millet et Henric sur la lancée de
Picouly, quelque chose qui sonne vrai et juste. Et qui débouche sur des
positions qui se démarquent de la posture que l’on prête à l’un ou à l’autre.
Bernard-Henri Lévy : « L’écriture est un régime de paroles
spécifiques ». Michel Houellebecq : « Il y a une limite à ce
qu’un pays, à un moment donné, peut supporter de ses écrivains, parce que ce sont
toujours eux, évidemment, qui vont le plus loin dans l’analyse des causes du
malaise ».
Offrir en vrais livres –
brochés, préfacés – les entretiens successifs accordés à une revue par des
écrivains, des historiens d’art, des cinéastes, permet la mise en perspective
de la parole sur le vif.
NB : Une première version de cet article a été publiée sur La Règle du Jeu le 23 janvier 2014.