180 jours, Isabelle
Sorente, roman, Lattès, 4 septembre 2013, 450 pages.
La viande pleure. Lorsque
les bêtes, stressées par une mort trop mal donnée, dans un dernier soubresaut,
une dernière manifestation de vie, se cabrent avant de s’effondrer, elles
produisent une protéine qui se fige dans les muscles et se transmute en eau
sous la chaleur. Quand tu fais cuire ta côte de porc, lecteur, dans ta poêle ou
sur ton grill, cette eau que tu vois jaillir et que tu entends grésiller, ce
sont des larmes. Le dernier roman d’Isabelle Sorente nous conduit aux confins
du territoire, dans la ville d’Ombres, au lieu-dit La Source. Nous y suivons Martin Enders, parisien, universitaire,
philosophe, à qui est promise la responsabilité d’un séminaire ayant pour thème
la condition animale. Martin va donc « sur le terrain », afin de
confronter la réalité à la réflexion pure. Le terrain, c’est une porcherie
industrielle de bonne taille : 15 000 têtes, 7 bâtiments, des employés et
des chefs, des cadences et des règles d’hygiène à respecter, et un patron –
Jean Legai. Une usine, quoi. « Jean Legai ne disait pas têtes, il disait
unités. Il ne disait pas porcherie, mais structure de production. Et il ne
disait pas patron, mais, suivant les jours, manager ou gestionnaire »
(p.35).
Martin Enders découvre le
monde de l’élevage industriel des porcs grâce à un employé de la porcherie qui
lui sert de guide : Camélia (ainsi surnommé car il tousse beaucoup). Une
amitié, immédiate et indéfectible, va naître entre les deux hommes que tout
sépare, et qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Le philosophe et le porcher.
Ces deux-là sont des cœurs tendres, des concentrés d’humanité. « Camélia
et moi, notre force ne vient pas d’être solides. Elle vient du désespoir qui
nous donne des ailes » (p.394). Camélia est promis à un bel avenir, Legai
a dans l’idée de lui transmettre la direction de la « structure de
production ». Mais ce métier, tout de même…
On a été un petit garçon
bousculé dans la cour de récré, souffre-douleur, terrifié. On est un homme
« arrivé », un intellectuel, un type qui tire son salaire de sa seule
pensée, de sa capacité à transmettre un savoir. Et puis on se retrouve sous la
douche d’une porcherie, on enfile une combinaison d’ouvrier, on parcourt les
couloirs des bâtiments A, B, C, D, E, F, G ; on passe de la Conception
(bâtiment A) à l’Embarquement (bâtiment G). On a découvert la Gestation (B), la
Maternité (C), le Post-Sevrage (D), l’Engraissement (E et F). On a envisagé la
vie du porc à l’aune de sa propre vie, et de la condition humaine. On est en « jet-lag »
lorsqu’on sort de la porcherie et qu’on retourne « dans le monde ». Diabolique
Isabelle Sorente, qui tout au long de son roman distille des correspondances
d’évidence tandis que nous taillons dans des saucissons apéritifs et embrochons
des saucisses pour le barbecue dominical. « Un porc, à ton avis, c’est
quelqu’un ou quelque chose ? » (p.173) ; « La différence
entre l’homme et le porc, c’est que l’homme sait que l’avion vole grâce à un
moteur General Electric » (p.280) ; « Marina nous regarde d’une
certaine façon, peut-être que tous ceux qui nous regardent de cette façon sont
humains, qu’ils aient des gueules d’hommes ou de porcs, ça ne change pas
grand-chose » (p.258).
La force de ce roman est de
ne pas poser la question de végétarisme. On est au-delà, dans la réflexion, du
simple effet de mode. Ou de la vraie conviction qui prend des airs de mode. La
question que pose le roman n’est pas de savoir si l’on va continuer ou non à
manger de la viande. La question de la condition animale est elle-même
dépassée. Car c’est bien l’Homme qui est au centre de ce roman. L’Homme, avec
sa grande hache, tiens. Celui qui oublie, a oublié et continue d’oublier – bien
heureux ou bien malheureux dans sa vie étroite de travailleur, de penseur,
d’amoureux, de père de famille, de working-girl
ou de superman – qu’il est un
animal-animé. Martin, véritablement bouleversé par sa découverte du monde de la
production animale, réagit avec ce qu’il est et ce qui l’a formé. Il est un homme,
et un philosophe. La confrontation avec la vérité brute, crue, n’en est que
plus douloureuse : « Manger calme l’agressivité des humains enfermés.
Quatre cases par palier, deux humains par case en moyenne, cinquante-six
humains dans un immeuble de sept étages, à l’est du métro aérien » (p.301)
fait pendant à « La salle était divisée en huit cases séparées par une
allée centrale, chaque case contenait entre trente-deux et trente-quatre porcs,
conformément aux normes européennes » (p.76). Le constat est effrayant. Et
la réflexion – la réaction ? – qui en découle, abyssale.
Les noms et surnoms, dans
ce roman, prennent une importance fondamentale. On ne nomme pas – on ne
« baptise » pas – ce que l’on va manger. Le nom, c’est la
sacralisation de l’identité. Le lecteur ne saura que dans les toutes dernières
pages quels sont les véritables prénom et patronyme de Camélia. Cela ne sera
possible qu’après avoir « baptisé » les porcs promis à l’abattoir. Le
surnommé Camélia surnomme à son tour l’universitaire Martin Enders, après que
celui-ci lui a raconté ses terreurs d’enfant harcelé par ses camarades de
collège. Il le baptise « Carpaccio ». La viande, là encore. Et la
correspondance. Oui, diabolique et talentueuse Isabelle Sorente qui n’appuie
pas ses effets, qui laisse le lecteur être à l’écoute des échos du texte. De la
même façon qu’elle ne force pas le trait sur la corrélation
minéral/animal/humain lorsque soudain, sur la plage, les galets retournent la
perspective : « Camélia s’est assis à côté de moi, il a ramassé un
galet. Les pierres sont bizarres sur cette plage, elles ont des trous à la
place des yeux, a dit Camélia. Tu veux dire, des yeux à la place des
trous ? Ne te fiche pas de moi, Martin, ces galets, on dirait des visages.
Camélia avait raison, le galet nous regardait d’un air halluciné »
(p.204).
Il y a tant de motifs,
encore, dans ce roman, à souligner (suicide, infanticide, euthanasie, adieux à
jamais, jalousie et compassion, désir et fécondation, « faire l’amour
comme des bêtes », etc.). Un seul article n’y suffirait pas. Encore une
(petite ?) incise, cependant : pourquoi ne donne-t-on pas un nom aux
porcelets promis à l’abattoir ? Isabelle Sorente, par la voix de Camélia,
nous livre une explication lumineuse et désespérante : « un homme ne
peut pas retenir plus de vies qu’une vie d’homme ». Combien de noms et de
visages retenons-nous ? Quel est le temps d’une vie d’homme ? 180
jours, tout relatifs. 80 ans, 80 noms à retenir. Pourtant, Martin et Camélia,
dans un dernier sursaut, nommeront
les porcs. Qui ne sont pas que des porcs : « Maria-Linda ? Je ne
savais pas d’où ce nom m’était venu, j’avais pensé à ces filles de Ciudad
Juarez qu’on retrouve dépecées sans que personne ne réclame leur corps. La
petite truie nous regardait d’un œil brillant et noir, avec sa boucle
d’identification dans l’oreille, elle ressemblait à une enfant parée d’un bijou
de pacotille. Comme si on n’était pas seulement en train de donner des noms,
mais d’appeler des histoires qui arrivaient du monde entier. À croire que la
porcherie était un lieu de rendez-vous » (p.421).
NB : Voir également mon article sur le roman La Part animale d'Yves Bichet
NB : Voir également mon article sur le roman La Part animale d'Yves Bichet