vendredi 17 janvier 2014

180 jours d’Isabelle Sorente



180 jours, Isabelle Sorente, roman, Lattès, 4 septembre 2013, 450 pages.

La viande pleure. Lorsque les bêtes, stressées par une mort trop mal donnée, dans un dernier soubresaut, une dernière manifestation de vie, se cabrent avant de s’effondrer, elles produisent une protéine qui se fige dans les muscles et se transmute en eau sous la chaleur. Quand tu fais cuire ta côte de porc, lecteur, dans ta poêle ou sur ton grill, cette eau que tu vois jaillir et que tu entends grésiller, ce sont des larmes. Le dernier roman d’Isabelle Sorente nous conduit aux confins du territoire, dans la ville d’Ombres, au lieu-dit La Source. Nous y suivons Martin Enders, parisien, universitaire, philosophe, à qui est promise la responsabilité d’un séminaire ayant pour thème la condition animale. Martin va donc « sur le terrain », afin de confronter la réalité à la réflexion pure. Le terrain, c’est une porcherie industrielle de bonne taille : 15 000 têtes, 7 bâtiments, des employés et des chefs, des cadences et des règles d’hygiène à respecter, et un patron – Jean Legai. Une usine, quoi. « Jean Legai ne disait pas têtes, il disait unités. Il ne disait pas porcherie, mais structure de production. Et il ne disait pas patron, mais, suivant les jours, manager ou gestionnaire » (p.35).

Martin Enders découvre le monde de l’élevage industriel des porcs grâce à un employé de la porcherie qui lui sert de guide : Camélia (ainsi surnommé car il tousse beaucoup). Une amitié, immédiate et indéfectible, va naître entre les deux hommes que tout sépare, et qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Le philosophe et le porcher. Ces deux-là sont des cœurs tendres, des concentrés d’humanité. « Camélia et moi, notre force ne vient pas d’être solides. Elle vient du désespoir qui nous donne des ailes » (p.394). Camélia est promis à un bel avenir, Legai a dans l’idée de lui transmettre la direction de la « structure de production ». Mais ce métier, tout de même…

Isabelle Sorente réussit avec 180 jours un roman magnifiquement élaboré, pensé. Un roman qui nous entraîne non vers la viande, mais plutôt vers la chair, cette variante habitée de la nourriture et de l’homme. Les porcs sont 15 000 dans la porcherie. Dans la ville d’Ombres dorment 15 000 habitants. Plus un, Martin, en transit. Un Martin qui assiste, le premier jour de sa découverte du « terrain », à la naissance d’une portée. La mère de cette portée est bien identifiable : elle a les yeux cernés de noir et de longs cils blancs, on la croirait maquillée. Elle est décrite non comme une truie – une femelle – mais comme une femme. Tellement femme qu’on lui a donné un prénom, Marina. Il ne restera qu’un survivant de cette portée, après une nuit de carnage. Le survivant sera celui qui n’aurait pas dû survivre, le petit boiteux que l’on a tout de même épargné lorsque sa mère a mis bas, car une patte folle n’empêche pas que l’on puisse engraisser. De la naissance du boiteux à son abattage (enfin, pas tout à fait son abattage, mais n’en disons pas plus), 180 jours se seront écoulés. Car il faut environ six mois pour faire un porc charcutier. Combien de temps faut-il pour faire un homme ? Ces 180 jours d’un cycle complet dans la porcherie vaudront à Martin Enders un complet revirement sur lui-même.

On a été un petit garçon bousculé dans la cour de récré, souffre-douleur, terrifié. On est un homme « arrivé », un intellectuel, un type qui tire son salaire de sa seule pensée, de sa capacité à transmettre un savoir. Et puis on se retrouve sous la douche d’une porcherie, on enfile une combinaison d’ouvrier, on parcourt les couloirs des bâtiments A, B, C, D, E, F, G ; on passe de la Conception (bâtiment A) à l’Embarquement (bâtiment G). On a découvert la Gestation (B), la Maternité (C), le Post-Sevrage (D), l’Engraissement (E et F). On a envisagé la vie du porc à l’aune de sa propre vie, et de la condition humaine. On est en « jet-lag » lorsqu’on sort de la porcherie et qu’on retourne « dans le monde ». Diabolique Isabelle Sorente, qui tout au long de son roman distille des correspondances d’évidence tandis que nous taillons dans des saucissons apéritifs et embrochons des saucisses pour le barbecue dominical. « Un porc, à ton avis, c’est quelqu’un ou quelque chose ? » (p.173) ; « La différence entre l’homme et le porc, c’est que l’homme sait que l’avion vole grâce à un moteur General Electric » (p.280) ; « Marina nous regarde d’une certaine façon, peut-être que tous ceux qui nous regardent de cette façon sont humains, qu’ils aient des gueules d’hommes ou de porcs, ça ne change pas grand-chose » (p.258).

La force de ce roman est de ne pas poser la question de végétarisme. On est au-delà, dans la réflexion, du simple effet de mode. Ou de la vraie conviction qui prend des airs de mode. La question que pose le roman n’est pas de savoir si l’on va continuer ou non à manger de la viande. La question de la condition animale est elle-même dépassée. Car c’est bien l’Homme qui est au centre de ce roman. L’Homme, avec sa grande hache, tiens. Celui qui oublie, a oublié et continue d’oublier – bien heureux ou bien malheureux dans sa vie étroite de travailleur, de penseur, d’amoureux, de père de famille, de working-girl ou de superman – qu’il est un animal-animé. Martin, véritablement bouleversé par sa découverte du monde de la production animale, réagit avec ce qu’il est et ce qui l’a formé. Il est un homme, et un philosophe. La confrontation avec la vérité brute, crue, n’en est que plus douloureuse : « Manger calme l’agressivité des humains enfermés. Quatre cases par palier, deux humains par case en moyenne, cinquante-six humains dans un immeuble de sept étages, à l’est du métro aérien » (p.301) fait pendant à « La salle était divisée en huit cases séparées par une allée centrale, chaque case contenait entre trente-deux et trente-quatre porcs, conformément aux normes européennes » (p.76). Le constat est effrayant. Et la réflexion – la réaction ? – qui en découle, abyssale.

Les noms et surnoms, dans ce roman, prennent une importance fondamentale. On ne nomme pas – on ne « baptise » pas – ce que l’on va manger. Le nom, c’est la sacralisation de l’identité. Le lecteur ne saura que dans les toutes dernières pages quels sont les véritables prénom et patronyme de Camélia. Cela ne sera possible qu’après avoir « baptisé » les porcs promis à l’abattoir. Le surnommé Camélia surnomme à son tour l’universitaire Martin Enders, après que celui-ci lui a raconté ses terreurs d’enfant harcelé par ses camarades de collège. Il le baptise « Carpaccio ». La viande, là encore. Et la correspondance. Oui, diabolique et talentueuse Isabelle Sorente qui n’appuie pas ses effets, qui laisse le lecteur être à l’écoute des échos du texte. De la même façon qu’elle ne force pas le trait sur la corrélation minéral/animal/humain lorsque soudain, sur la plage, les galets retournent la perspective : « Camélia s’est assis à côté de moi, il a ramassé un galet. Les pierres sont bizarres sur cette plage, elles ont des trous à la place des yeux, a dit Camélia. Tu veux dire, des yeux à la place des trous ? Ne te fiche pas de moi, Martin, ces galets, on dirait des visages. Camélia avait raison, le galet nous regardait d’un air halluciné » (p.204).

Il y a tant de motifs, encore, dans ce roman, à souligner (suicide, infanticide, euthanasie, adieux à jamais, jalousie et compassion, désir et fécondation, « faire l’amour comme des bêtes », etc.). Un seul article n’y suffirait pas. Encore une (petite ?) incise, cependant : pourquoi ne donne-t-on pas un nom aux porcelets promis à l’abattoir ? Isabelle Sorente, par la voix de Camélia, nous livre une explication lumineuse et désespérante : « un homme ne peut pas retenir plus de vies qu’une vie d’homme ». Combien de noms et de visages retenons-nous ? Quel est le temps d’une vie d’homme ? 180 jours, tout relatifs. 80 ans, 80 noms à retenir. Pourtant, Martin et Camélia, dans un dernier sursaut, nommeront les porcs. Qui ne sont pas que des porcs : « Maria-Linda ? Je ne savais pas d’où ce nom m’était venu, j’avais pensé à ces filles de Ciudad Juarez qu’on retrouve dépecées sans que personne ne réclame leur corps. La petite truie nous regardait d’un œil brillant et noir, avec sa boucle d’identification dans l’oreille, elle ressemblait à une enfant parée d’un bijou de pacotille. Comme si on n’était pas seulement en train de donner des noms, mais d’appeler des histoires qui arrivaient du monde entier. À croire que la porcherie était un lieu de rendez-vous » (p.421).

NB : Voir également mon article sur le roman La Part animale d'Yves Bichet