Fabrice
Bourland, Les Portes du sommeil, 10/18, collection «Grands détectives»,
inédit, 2008, 252 p.
Les
grands détectives de chez 10/18, on croit les connaître. Si on nous demandait
d’en citer quelques-uns, tout à trac, on citerait le chat de Lilian Jackson
Braun, Louis Denfert de Brigitte Aubert, Nicolas Le Floch de Jean-François
Parot, et bien d’autres, tant d’autres. Dans cette collection, on balaie les
époques, les professions et les pays : il y en a pour tous les goûts. On se
croyait blasé, et voilà que l’on découvre tout à coup les romans de Fabrice
Bourland, qui, avec ses deux héros Andrew Singleton et James Trelawney,
comblera à coup sûr les amateurs d’étrange et de littérature.
Nous
sommes à Paris, en 1934. Andrew Singleton, le narrateur, part enquêter sur la
mort de Nerval, rien que ça. Suicidé ? Assassiné ? La mort de Nerval ! 1855 !
La rue de la Vieille Lanterne ! Dès le quatrième paragraphe du premier chapitre,
on se dit que l’on ne lâchera pas le roman, que ce thème, on avait envie qu’il
soit traité ainsi, sur le mode du roman de détective. Et puis… on bifurque. La
mort de Nerval, on y reviendra en toute fin d’enquête, mais ce n’est pas le
sujet. Le sujet, c’est plutôt du côté de Breton qu’il faut aller le chercher.
Breton, oui oui, André Breton, le pape du surréalisme himself. Il est un des
personnages du livre. On ne jubile plus, on exulte.
« Le rêve est une seconde vie ». Cette
citation d’ Aurélia est mise en exergue dans le roman, encadrée par un passage
de L’ Énéide de Virgile et une phrase de Charles Nodier. Le ton est donné. Il
sera question de sommeil, de rêves. De vie et de mort. De mort brutale pendant
le sommeil, provoquée par les rêves. Les victimes meurent de frayeur, frayeur
causée par un cauchemar. « Est-ce seulement possible, ça, de mourir d’un
cauchemar ? » Est-il possible de piloter à distance les rêves du dormeur ?
Voilà les questions, et voilà l’enquête que vont entreprendre Singleton et
Trelawney, enquête qui va les conduire d’un manoir d’Étampes aux bords du
Danube, en passant par l’Institut
métapsychique de Paris, le café de la Place Blanche – le rendez-vous des
surréalistes –, l’Orient-Express, Vienne.
On
ne raconte pas un roman policier. Sauf à son pire ennemi, pour lui gâcher le
plaisir. Mais on peut cependant, pour ses meilleurs amis, évoquer quelques
scènes. Les effleurer, plutôt. Par exemple, on peut signaler, sans rien
dévoiler, que les médiums jouent parfois les voyants, avec justesse. Que les
belles créatures que l’on voit en rêve, et dont on jouit, détiennent une part
de vérité. Que Breton ne doit d’avoir la vie sauve – dans le roman, bien
entendu – qu’à son obstination à préférer le travail d’écriture au sommeil.
Qu’en 1934, sur les bords du Danube, on cherche à fabriquer une race d’êtres
supérieurs – mais cela, hélas, on en avait entendu parler.
«
Une fois constaté que toutes les issues de la scène du drame sont
hermétiquement barrées, il ne viendrait à l’idée d’aucun officier de police
d’inspecter la porte des songes » : que les victimes meurent durant leur
sommeil, dans leur chambre fermée, cela remet au goût du jour les énigmes de
pièces closes, jaunes ou autres. Il y a d’ailleurs dans le roman de Fabrice
Bourland un personnage qui rappelle le Rouletabille de Leroux. Mais les «
portes du sommeil » ont des serrures qui nécessitent des clés autrement
singulières…
Les
deux détectives, Singleton et Trelawney, ont plus à voir avec Blake et Mortimer
qu’avec Holmes et Watson. Un des personnages du tandem – Singleton chez
Bourland, Mortimer chez Jacobs – assume la part étrange, voire fantastique, de
l’histoire. Le deuxième personnage – Blake, bien sûr, mais ici Trelawney – est
le versant rationnel de l’enquête : celui qui pense à voler un pistolet pour se
défendre, qui a songé à voyager avec assez d’argent pour pouvoir monter à la
volée dans le train le plus chic d’Europe… Le fait que Singleton soit le
narrateur de l’histoire – ce qui permet au lecteur d’avoir accès à ses rêves – rajoute
encore au charme du roman : le côté étrange, irrationnel, est privilégié.
L’écriture
du roman est malicieuse. On trouve quantité de notes de bas de page, attribuées
à l’éditeur, qui étayent le récit par des références avérées. Singleton, dont
l’enquête première, rappelons-le, portait sur la mort de Nerval, puise chez
Gérard une manière particulière d’envisager les décors, une sorte d’ « instinct
» à décrypter les signes dans le Paris de 1934 selon les vues d’un écrivain du
XIXe.
Les
portes du sommeil sont soumises à la loi du genre, le roman de détective, mais
elles ouvrent sur d’autres perspectives, autrement réjouissantes. On trouve
dans cette aventure un réel amour de la littérature, un désir de la servir et
de la partager, une ambition aboutie d’embarquer le lecteur autant dans le
mystère que dans sa révélation – du point de vue de l’énigme policière. Mais le
mystère des rêves, lui, reste entier, et c’est tant mieux.