Muette, Éric
Pessan, Albin-Michel, 22 août
2013, 224 pages.
Muette
est une jeune lycéenne qui décide de fuguer. Elle ne part pas sur un coup de
tête, elle a déjà préparé son point de chute : une vieille grange
abandonnée, qu’elle appelle sa « cabane », comme les enfants nomment
leur repaire dans les jardins ou les arbres. Elle part avec des provisions, de
l’eau, du linge de rechange, un peu d’argent, et des tonnes de ressentiment.
Muette a
16-17 ans. À ce même âge, sa mère l’a mise au monde. Sa mère… dont on remâche
encore, dans le petit village qu’elle n’a jamais quitté et que Muette fuit, l’inconduite,
la jeunesse débridée, scandaleuse. Son père… qui a régularisé la situation, qui
n’avait pas prévu de se marier si vite, qui s’est peut-être fait piéger. Et
l’enfant… à qui l’on reproche d’être venue au monde, « tu es toujours dans
mes pattes », « ma pauvre fille, tu es complètement folle »,
« à croire que tu le fais exprès pour nous donner des soucis ». On ne
s’adresse à elle que pour la rejeter, lui faire sentir combien elle est
importune. La mère, toujours en mouvement, debout, faire la cuisine, faire le
ménage, aller travailler. Le père, mutique, calé devant la télévision, bourré de
tranquillisants. C’est la « vraie vie », celle des traites à payer et
du loto que l’on ne gagne jamais, des déjeuners de famille où l’oncle reluque
la nièce, des engueulades et des réconciliations périodiques des parents.
Muette fugue.
Elle
troque son quotidien étriqué et désespérant contre un retour à la nature
sauvage. Elle faire durer ses provisions, elle se nourrit de racines, de fruits
maraudés, elle se lave au ruisseau. Elle marche. Inlassablement, elle parcourt
à pied des kilomètres et des kilomètres, fuyant toute rencontre possible – un
moissonneur, des randonneurs. Elle veut être seule. Elle dort dans sa
« cabane », sous le toit de tôle percé, gelée quand il pleut, grillée
lorsqu’il fait chaud. Un chevreuil vient la renifler, la nuit, et c’est comme
une visite de conte de fées.
Muette
choisit de s’appeler Muette, parce que parler ne signifie rien. On ne se
comprend pas. Le monde tourne et va à sa perte, Muette est bouleversée par les
images des journaux télévisés, des colonnes de réfugiés, des bateaux d’émigrés
clandestins qui font naufrage, des Roms qui mendient aux coins des rues des
villes. Sur internet, elle est restée tétanisée devant un compteur qui
tournait, tournait, comptabilisant les naissances et les décès de la planète à
la seconde près. Un tourbillon. Incompréhensible. Muette est impuissante, elle
n’y peut rien, c’est terrible et elle n’y peut rien. Sa révolte est muette.
Elle n’a personne à qui parler, de toute façon.
Rarement
le malaise de l’adolescence aura été écrit – et non décrit – avec autant de
justesse et de sensibilité. Éric Pessan ne s’éloigne jamais de son personnage,
le lecteur ne sait rien de la réaction des parents après la découverte de la
fugue, des recherches qui sont engagées ou non. Pessan reste au plus près de
Muette, de son corps meurtri par la vie dans les bois, de ses pensées affolées,
tourbillonnantes. Son écriture parvient à rendre le silence, à suggérer les
bruits des bêtes, à dessiner à la fois sensuellement et pudiquement le corps de
la jeune fille. Le texte est balisé de références ou d’allusions – au Golem et
à Rashomon, par exemple –, s’ouvre
sur une citation de Michaux et se clôt sur un passage des Métamorphoses d’Ovide. Le roman débute au conditionnel, dans la
version hollywoodienne de la fugue et des recherches – Muette imagine tout cela
tandis qu’elle fuit « le plus normalement du monde (…) en marchant
paisiblement ». Et le plus normalement du monde, du monde de l’écriture,
le roman s’achève sur la fuite animale.
*
Extrait :
« Muette
déborde de voix – vraies comme fausses –, les voix d’un monde qui parle trop
pour ne rien dire, qui évite les sujets essentiels,
mais qu’est-ce que tu as donc ?
lui demande-t-on, et Muette
devrait trouver la force de répondre qu’elle est torturée, excisée, affamée,
battue, tuée, brûlée à mesure qu’à la télévision l’on torture, excise, affame,
bat, tue et brûle ».