Hubert Haddad, L’Art et son miroir, éd. Zulma, 5 octobre 2023, 624 p.
Un panorama de l’art n’est jamais exhaustif. Vingt vies ne suffiraient pas à embrasser toutes les composantes, les déclinaisons, les civilisations. Hubert Haddad prévoit un deuxième tome à cette déjà somme. Dans ce volume, et parmi les entrées que j’ai choisies, ce n’est pas une flèche du temps qui se dessine, ni même une courbe, mais une constante, ou plutôt deux, au moins : la non-adéquation (parfois peu évidente pour le profane) entre l’artiste et son temps, et la recherche de la vérité. Bon, la vérité, en art, c’est un sujet délicat, un sujet philosophique. Si nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité, c’est bien pour dénicher ailleurs que dans le réel une vérité plus acceptable. Le miroir que tend Haddad à l’histoire de l’art est une sorte de miroir de sorcière : il s’agit de décrypter des élans singuliers comme autant de forces occultes.
Prenons Jean Fouquet, par exemple. Au seuil de la Renaissance, il s’en remet à la géométrie et à la forme pour tendre vers l’abstraction :
« Cette intelligence des figures et du plan est […] manifeste dans La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, où la vierge royale à la peau blanche, en habit d’époque, entourée d’anges rouges et bleus vifs, exhibe un sein d’une troublante rondeur entre les têtes aussi rondes de l’enfant et des chérubins et au-dessus des plis horizontaux d’un drap. […] Une œuvre si composée au sens moderne – illustrant les théorèmes d’Apollonios de Perga sur les coniques – provoque une sorte de vertige entre abstraction et réalisme, spiritualité et sensualité. »
Hubert Haddad balaie l’art selon sa propre approche, celle du médium. Il ne s’agit pas de parcourir les siècles – même si dans son essai chaque peintre est remis dans sa perspective historique voire sociologique – mais bien de surligner les écarts entre l’artiste et les attendus de l’époque. Autrement dit, entre l’académisme et l’invention, entre les pompiers et les créateurs. Ce que l’art nous offre est toujours une surprise, et parfois une surprise à rebours. Sur ce thème, le chapitre consacré à Ingres est magnifique : « Tout nimbé d’étrangeté surréelle, [il] prépare à son insu la succession des avant-gardes. »
Chaque chapitre est bâti, peu ou prou, sur le même schéma : une entrée en matière de type « punch line » non sur le peintre traité mais sur la façon dont l’art est envisagé, une mise en situation historique et sociologique, une analyse éclairante de l’œuvre. Cette manière de procéder donne à chaque entrée un caractère complet, un mini-essai stupéfiant de synthèse. Le tout est écrit dans la prose sculptée, éblouissante, inégalée d’Hubert Haddad – on reconnaît sa patte immédiatement à l’agencement de la phrase, à son balancement. Haddad écrit en artiste. Et parce qu’il est aussi peintre, il interroge la peinture et la statuaire selon ses propres interrogations. Et parce qu’il est aussi le frère inconsolable d’un peintre suicidé, l’épilogue s’intitule « Notes pour un frère défunt. »
Dès l’épigraphe, le lecteur est averti : « Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer » (Georges Braque). L’entreprise d’Hubert Haddad n’est pas l’explication de l’art, mais son déchiffrage. L’érudition englobe l’histoire de l’art dans un tout tourbillonnant, signifiant, non linéaire. Le concept même d’ « histoire » de l’art perd ici son sens académique. Nous ne sommes pas, dans L’Art et son miroir, sur une frise temporelle, mais à l’intérieur d’une sphère de significations croisées. Le titre de l’ouvrage indique bien cela, invite à cela : traverser le miroir des évidences. Je ne doute pas que dans le tome suivant – qui sera écrit, j’en suis sûre – on trouvera Dalí et Jérôme Bosch appariés dans la représentation d’un monde déchiffré à la même aune, à quatre siècles de distance(1).
Il me reste à sortir de ma zone de confort et à aller lire les entrées consacrées à des artistes que je connais moins, ou mal, ou pas du tout. L’Art et son miroir est de ces ouvrages sur lesquels on revient. Un ouvrage de référence, déjà.
*
Notes
1 – Je ferais le même parallèle, tout aussi personnel, en ce qui concerne le chapitre consacré à Las Hilanderas, le tableau de Velázquez et ma lecture récente de la novella Spin, de Nina Allan. « Car tisser, c’est déjà créer », écrit Hubert Haddad. Les chefs d’œuvre, quel que soit leur support, dialoguent entre eux. La critique littéraire et la critique d’art tissent elles aussi des liens, qui créent de la conscience.