mercredi 22 novembre 2023

Emprises de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Emprises, Les contes du père Susar, éd. Maelström, octobre 2023, 324 p.


Ils sont douze. Douze personnages en quête de récit. Le conteur, c’est le père Susar, dont le nom renferme une contradiction : il évoque à la fois Jé-SUS et Cé-SAR, l’esprit et la politique, l’en-haut et l’ici-bas. Le père Susar est conteur et sculpteur – ce qui revient au même –, officiellement menuisier, métier qui renvoie par la bande au charpentier que fut Jésus, la moitié de son nom. Menuisier initié, compagnon du devoir. Maudit parce que ce qu’il dit advient, et ce qu’il sculpte parle. Un vieil homme qui se cache et cache des secrets, qui croit conduire son monde et son récit mais n’est pas aussi puissant qu’il le voudrait, ou le pense. 

Ils sont douze. Douze chapitres encadrés par un prologue et un épilogue. Prologue et épilogue placés sous le signe de la Cène, où théoriquement treize personnages dînent face à nous, spectateurs ou lecteurs. Ce nombre – ce chiffre, chiffré – de douze est une chaussetrappe. On reconnaît ici le clin d’œil malicieux de Jean Claude Bologne. Il va bien falloir qu’un Judas se dévoile.

La Cène, c’est le père Susar qui l’organise, la met en scène et la sculpte, au vrai sens du terme. Chaque personnage assis autour de la table est sculpté dans un bois différent, signifiant en regard du caractère du personnage. Ou de la personne, si l’on se place dans le récit, et non en dehors. Douze statues de bois dont le père Susar va nous conter l’histoire, ou ce qu’il croit l’histoire de chacun.

Ce roman crypté, délicieusement placé sous le signe de l’allusion érudite, se lit comme un roman. Nous sommes à Liège au XVIIIe siècle, vingt ans après la guerre de succession d’Espagne. Nous sommes aussi, par les retours en arrière, à Dijon. L’entrée du labyrinthe fictionnel que Bologne élabore est l’histoire de Jacques à la voix d’or. Cet enfant, cet adolescent, chante à la manécanterie et son timbre est celui des anges. Il a quinze ans, sa voix vaut de l’or. Sa voix, c’est son « œuf d’or », motif que l’on retrouve dans d’autres romans de Jean Claude Bologne, notamment dans Le Dit des Béguines. L’œuf d’or, c’est le trésor que chacun porte en soi, et qu’il ne faut monnayer sous aucun prétexte, sous peine de perdre son âme, ce « grenier du corps ». La voix d’or de Jacques est un don éphémère, un « boulet d’or », l’adolescent va muer, à moins que l’on ne pratique sur lui une opération dont les Italiens sont coutumiers. On pense à le castrer, pour en faire un castrat. Il pourrait ainsi chanter à la chapelle Sixtine et avoir une belle vie. Mais la vie sans l’amour, hein, qu’est-ce que ça vaut ? Pas grand-chose pour Jacques, qui est amoureux d’Agnès. Jacques er Agnès ont le même âge, ne se connaissent que de loin, ne se sont même jamais parlé, entretiennent une idylle fantasmée par le biais de billets échangés avec la  complicité d’une Française. 

A partir de cette entrée, les récits s’étoilent au gré des personnages. Le lecteur découvre des liens de parenté qu’il faut dénouer. Jean Claude Bologne tisse une toile arachnéenne qui s’élargit géométriquement jusqu’à donner la figure parfaite. Mais… il y a toujours un « mais », porté ici par une chanson légère, au gué lan lire…, qui ne cadre pas avec la rigidité des récits du père Susar ni avec la toile que lui aussi tisse, ou défait.

Le titre, Emprises, nous semble très contemporain. Agnès, l’amoureuse de Jacques à la voix d’or, est la jeune fille qui dit non, qui refuse les partis qu’on lui propose pour le mariage. Le père Susar, qui nomme les personnes et personnages, dit d’elle qu’elle est « Nenni Nanesse ». Agnès, au nom d’agneau sacrifiable, est la jeune fille qui s’oppose au patriarcat et aux diktats familiaux. Tous les personnages du roman subissent ou échappent à une emprise. L’emprise, c’est aussi, par le prisme, l’emprise de la servitude volontaire. D’ailleurs, l’épigraphe d’Emprises est une citation de La Boétie. 

Jean Claude Bologne nous offre, avec Emprises, une réflexion historiquement marquée, linguistiquement ancrée – on y trouve nombre d’expressions, notamment dans les surnoms, qui justifient la présence en fin d’ouvrage d’un glossaire des termes latins et wallons. Mais dans cet univers très historique, Bologne revient sur l’un de ses thèmes favoris, déployé dans nombre de ses romans : ce que l’on fait aux femmes, ce qu’on leur fait subir et accepter. Petit à petit, dans le roman, jusqu’à la petite Agnès qui dit non, l’idée de l’émancipation fait son chemin. Mais à quel prix ! Le nom des hommes – patronymique ou de baptême – semble prévaloir sur tout, pour un héritage de prime abord, mais aussi et surtout pour asseoir une supériorité supposée du sexe dit « fort ». Jean Claude Bologne déconstruit le motif en insistant sur l’impuissance de quelques-uns, et la promesse de castration pour le petit Jacques. Les bébés filles sont tués à la naissance, mais si l’une réussit à échapper à son sort, elle renverse la table et oblige toute l’ascendance à s’interroger sur ses crimes. Quelle est donc la « faute des femmes », titre du premier roman de Bologne, en 1989 ? La faute d’être née, la faute de vouloir, quand on veut qu’elles se bornent à obéir, la faute de penser quand les hommes se battent ? L’organisation sociologique du XVIIIe siècle liégeois nous force à envisager nos temps contemporains. Oh, heureusement, des choses ont changé. Mais souvenons-nous qu’il n’y a pas si loin, des infanticides de bébés filles ont eu lieu en Chine, et que donner naissance à une fille en Inde est une malédiction. Et ne parlons pas du reste, occultation des visages et des corps, soumission à un ordre patriarcal terrifiant. Un fil rouge court toute l’œuvre romanesque de Jean Claude Bologne : faire des femmes des sujets, et non des objets ballotés tout au long de l’Histoire. Dans Emprises, le père Susar, qui croyait conter et être maître de son récit, tombe de haut quand les femmes, enfin, prennent la parole et passent aux actes.