Jean Claude Bologne, Légendaire, éd. Le Taillis Pré, septembre 2023, 144 p.
Autour d’une aquarelle stupéfiante d’Otto Ganz, Bologne imagine douze peuples (plus un) qui sont autant de variations autour du manque ou du trop : « Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs » ou encore : « Il est un peuple d’unijambistes dont le pied est si vaste qu’il leur sert de parasol ». Ces variations sur le physique ou la psyché de notre humanité créent un ensemble d’une exactitude effarante, par l’imagerie expressionniste. Tout est poussé à son extrême, cerné au noir, et met au jour une liste de douleurs et d’aspirations métaphorisées. L’ensemble dessine une humanité autre, évoquée dans le treizième texte (le « plus un » évoqué plus haut dans mon décompte) : « Il est un peuple, et c’est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. » Le pouvoir de l’imagination est ici tourné vers l’humain.
C’est une sculpture saisissante en bois flotté de Werner Lambersy qui ouvre la deuxième partie du recueil. Nous quittons le règne animé pour pénétrer dans le monde des arbres, sous forme de « dits ». La parole est donnée à neuf arbres – pommier, noyer, coudrier… – qui tous ont une valeur symbolique et historique parce qu’ils sont étroitement liés à l’histoire de l’homme. Jean Claude Bologne dresse un panorama de symbiose entre nature et culture, entre les arbres et les hommes, annoncé dans le premier texte de ce volet. L’homme est un être unique qui naît, vit, vieillit et meurt. L’arbre fait partie d’un cycle naturel de mort et renaissance, tout pommier est tous les pommiers. Bologne fait s’exprimer l’arbre à la première personne, ce qui lui donne une singularité inscrite dans l’Histoire.
Une encre de Danièle Blanchelande introduit la troisième partie du recueil, « Le roi rebelle ». Dans ce versant, on compte : du « premier néant » à la « onzième plaie », pour finir sur un douzième texte qui devient « le dernier infini ». Le chiffre 12 est particulièrement symbolique dans les cultures occidentales – travaux d’Hercule, mois de l’année, signes du zodiaque, jusqu’aux douze preux de Charlemagne, et j’en passe. Dans cette série de douze textes dont le dernier tend vers l’infini et dont le premier, que je considère comme le chapitre zéro, ouvre la série, c’est une Histoire plus que symbolique – cryptée, occulte, ésotérique, transcendante – qui est contée et déchiffrée à l’aune d’une érudition mise à la portée du lecteur. Malicieusement, Bologne donne à la réflexion déployée dans ces courts textes, un coup d’avance. Entendons par là que nous sommes à n+1 : le troisième testament (une constante dans l’œuvre de Bologne !), le sixième sens, la onzième plaie… En historien et en fictionnaire, l’auteur déploie une histoire de l’émancipation de l’Homme, de Ad Genesim à Ad Apocalysim. L’ensemble est vertigineux, qui renvoie à nos fondements et à nos aspirations.
Le titre, Légendaire, ne doit pas être pris comme adjectif mais comme substantif. La légende, c’est ce qui doit être lu. Légendaire est à lire, ce sont des textes écrits au cordeau, dans une langue travaillée jusqu’à la clarté la plus pure, la plus évidente. Des textes qui parlent de ce qui nous a fait, et de ce qui nous fait. Un recueil qui ne parle seulement de nous, mais qui dit ce que nous sommes, culturellement, symboliquement. Et qui le dit par le truchement d’un imaginaire singulier, alliant l’érudition la plus intelligible à l’humanité la plus éclatante.
Jean Claude Bologne poursuit une œuvre qui tend vers une abstraction intelligible immédiatement, qui jamais ne perd son lecteur en route. Une œuvre toute personnelle de dévoilement des secrets du monde, le monde tel que l’Homme l’a forgé, ou… imaginé.