Mazarine Pingeot, Se taire, éd.
Julliard, 29 août 2019, 288 pages.
Le silence imposé
est un thème que Mazarine Pingeot explore de roman en roman. On connaît son
histoire personnelle et familiale, on comprend que le silence soit son sujet de
prédilection. Elle le creuse, l’interroge. Dans Se taire, au titre aussi emblématique que celui qu’elle a donné à
son récit Bouche cousue, une jeune
femme est sommée par sa famille de ne rien dire, de ne rien révéler. Mais il
n’est pas question, ici, de clandestinité. Il est question de viol.
Mathilde Léger est
petite-fille d’Académicien et fille d’un célèbre chanteur engagé. Elle porte le
poids d’un héritage culturel et d’un quotidien médiatique. Après le bac, elle
ne poursuit pas ses études et opte pour la photographie. Un magazine l’envoie faire
un reportage chez un prix Nobel de la paix, un homme brisé après le suicide
récent de sa fille. Le Nobel photographié dans son chagrin par la fille du
chanteur célèbre, voilà qui fera vendre. Mathilde a vingt ans, n’est pas dupe
du motif pour lequel on l’a choisie, elle, pour cette mission, et elle y va, un
peu intimidée. Le Nobel a la cinquantaine, pleure son malheur dans une ville du
sud, accueille la jeune photographe, et la viole. Mathilde se laisse faire,
puis bredouille qu’elle a des photos à faire. Et elle photographie son violeur.
Elle fait son boulot, après l’agression.
« Cette
scène n’a pas eu lieu, j’en suis le seul témoin, les photos n’en montreront
rien.
Moi,
la fille du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la
France, j’ai été programmée pour ne pas faire de scandale.
Le
prix Nobel l’a bien compris. »
Le silence a un
prix, physique. Mazarine Pingeot décrit la douleur de Mathilde, met en
parallèle le traumatisme de l’agression et l’injonction familiale : il ne
faut rien dire, les médias vont s’en donner à cœur joie, elle est une fille de,
et elle accuse un homme politique irréprochable, on ne va pas la croire, elle
doit se taire pour se protéger, et protéger sa famille. Seule sa sœur, Clémentine,
regimbe. Clémentine est son aînée, elle a choisi de s’exprimer par la pratique
professionnelle d’un sport violent, le roller derby. Tête à demi rasée,
piercings, short en nylon, elle fonce dans le tas. Mais on en reste là,
Mathilde ne porte pas plainte. Elle porte en elle la culpabilité des photos
prises après. Et puis elle se remet
plus ou moins, entreprend des études d’urbanisme, et se met en ménage avec un
architecte.
Nous n’en sommes
qu’au premier tiers du roman. Après le viol de ses vingt ans, la vie de
Mathilde continue. Elle continue sur le mode du « ne pas dire non. » Il
ne s’agit pas de milieu social – ici, on est dans la classe supérieure
culturelle – ou de psychologie propre à un individu, pas seulement. Peut-être
que les femmes ont pour malédiction première celle de devoir accepter, de se
laisser faire et porter. Le compagnon de Mathilde, Fouad, est égyptien,
séducteur, charismatique, mesquin. C’est un manipulateur de première, qui
souffle la braise et la glace. Mathilde est une proie de rêve : ses
parents sont riches, elle incarne la bourgeoisie intellectuelle, elle est le
signe de la réussite sociale de Fouad. Elle, elle est lucide et passive. C’est
sans doute dans cette passivité, dans cette quasi soumission acceptée, que
Mathilde incarne au plus juste à la fois la bonne conscience contemporaine et
la résignation féminine. Mais à la première gifle, alors qu’elle est enceinte,
elle trouvera l’énergie nécessaire pour s’assumer pleinement. Grâce à sa sœur
Clémentine, la rolleuse caparaçonnée.
Qu’elle se taise
pendant des années – qu’elle ne dise rien du viol du Nobel – ou qu’elle se
mette à dire hors du cercle familial, en allant déposer une main courante au
commissariat six ans après les faits, la trajectoire de Mathilde est placée
sous le signe de la malédiction. Une sorte de malchance, sociale et
universelle. Il n’y a pas de bonne solution, de bonne décision. Le scandale
éclatera, elle en sera éclaboussée. Son fils en pâtira. C’est parce qu’elle est
devenue mère qu’elle trouvera la force d’aller affronter son premier bourreau.
En cette rentrée
littéraire, le tsunami de la campagne #metoo a des répercussions sur le
romanesque. En presque miroir, Mazarine Pingeot et Karine Tuil se sont
attaquées au thème. Tuil du point de vue de l’agresseur et de sa famille,
Pingeot du point de vue de la victime et, également, de sa famille. Dans les
deux cas, les implications sociales et médiatiques sont mises en avant, et dans
les deux cas, les romans sont bâtis sur des résonances d’
« affaires » médiatisées. En ce qui concerne Se taire, Mazarine Pingeot déclare à Paris-Match qu’elle ne s’est pas inspirée directement de l’affaire
Pascale Mitterrand-Nicolas Hulot, mais que « ce silence [l’a] bouleversée,
car il renvoyait aussi à ce [qu’elle connaissait], avoir une parole confisquée
du fait d’un certain statut ou d’une appartenance. »
La parole confisquée
n’est pas le lot exclusif des familles exposées médiatiquement, même si les
journalistes sont à l’affût d’un nom. L’agression sexuelle est affaire de
pouvoir et de domination, ce qui n’implique pas que la politique et les médias. Il y a, dans toutes les franges de
la société, contemporaine ou antérieure, cette espèce d’accord
« tacite » (dont l’étymologie renvoie au verbe taire) que les femmes
respectent, et dont les familles, et l’ordre établi, attendent qu’il soit
respecté. De ces choses-là, des agressions sexuelles, on ne parlait pas, pas tellement.
Dans le prologue de Se taire,
Mazarine Pingeot met à plat la situation actuelle :
« Ici
ou là, les femmes commencèrent à révéler les agressions dont elles avaient été
victimes. C’était au début un bruissement, amplifié par la Toile, puis devenu
raz de marée. Les mentalités étaient emportées par la vague, elles donnaient
l’impression de changer – comme si une mentalité pouvait changer en un
clic. »
Nous n’en sommes
qu’au début de la tentative de changement de mentalité. Que l’espace romanesque
s’empare du sujet est un signe hautement positif. Se taire réussit avec intelligence à allier le thème récurrent des
romans de son auteur et les préoccupations légitimes, urgentes, de l’époque.