Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, éd. Stock, mai 2019, 336 pages.
Disons-le tout net,
ce livre est une merveille. Il repose sur les bases mêmes du merveilleux, de
l’inattendu nécessaire. Il renferme dans ses prémisses une part de la matière
dont il est fait : le hasard objectif. On tient là une preuve tangible de
l’intuition d’André Breton. Oh, ce que raconte le livre n’est pas surréaliste, ce
fond-là est plutôt assez désespérant, si l’on s’en tient à la figure centrale
du texte, Dora Maar. Mais le chemin qui mène à la maîtresse de Bataille, à la
compagne de Picasso, à la femme qui pleure est, lui, parfaitement réjouissant.
La personne qui
partage la vie de Brigitte Benkemoun est étourdie. Tous les objets se perdent,
et tout se retrouve in fine, tout
sauf un petit agenda Hermès au cuir incomparable, irremplaçable. Ce modèle-là,
dans ce cuir-là, ne se fait plus… C’est sur eBay, pour une somme dérisoire, que
l’on déniche la presque même couverture d’agenda, dans un repli de laquelle on
découvre, comme un cadeau Bonux de luxe, un répertoire. Le luxe, ici, n’a rien
à voir avec la marque prestigieuse. C’est la chance, qui est luxueuse. Qui a
bien pu tracer sur les pages de ce répertoire, à l’encre sépia, les adresses et
numéros de téléphone de tous les membres ou presque de l’avant-garde ?
Qui, bon sang, fréquentait à la fois Cocteau et René Char, Lacan et Aragon,
Breton et son épouse, entre autres ? Et pourquoi, dans cette liste de
noms, n’apparaît pas celui de Picasso ? Ce que découvre Brigitte Benkemoun
dans les replis d’une couverture en cuir est un trésor.
C’est grâce à un
texte de Michel Fleiss publié sur La
Règle du Jeu que Brigitte Benkemoun identifie la personne qui a tracé sur
le petit carnet ces noms et ces adresses incroyables. Michel Fleiss raconte en
quelles circonstances il a rencontré Dora Maar, et la encore, la rencontre est
incroyable. La Dora Maar que rencontre Michel Fleiss est une femme vieillie,
agressive, bigote et antisémite, folle, sans doute. Son appartement est un
taudis où trône en bonne place Mein Kampf.
Grâce à une carte postale qui lui a été adressée, Michel Fleiss authentifie
l’écriture du carnet : c’est bien celle de Dora Maar. Voilà que tombe, en
même temps que l’élucidation du mystère, l’explication de l’absence du nom de
Picasso…
Je suis le carnet de Dora Maar n’est pas que le récit circonstancié de
l’élucidation d’un mystère. Brigitte Benkemoun élabore un récit fictionnel qui
tend à combler les vides, et à imaginer, à partir de ce que l’on sait de Dora
Maar, ses possibles actions et réactions. Les relations avec Jacqueline Lamba,
par exemple, et avec la sœur de celle-ci, Huguette. Celle qui va séduire et
épouser André Breton – Jacqueline – connaît Dora Maar depuis leurs études
communes aux Arts Décoratifs. Sa sœur Huguette est dans l’ombre, mais Dora va
prendre soin d’elle. Les amitiés se délitent sur fond de jalousie et
d’incompréhension. Brigitte Benkemoun tente de dénouer ce qui se joue dans la
tête de Dora lorsqu’elle regarde la blondeur de Jacqueline, qui la renvoie à
celle de Marie-Thérèse. Toutes les deux sont mères, et elle, elle est stérile. De
la même manière, Benkemoun imagine les séances avec Lacan, avec toutes les
précautions d’usage : « J’ai bien conscience de forcer le saint des
saints, et frôler le sacrilège en essayant de m’introduire entre Dora, son psy
et son inconscient. »
Le carnet est daté
de 1951. La collaboration passionnée avec Picasso sur Guernica est bien loin
déjà, la guerre a eu lieu, a pris fin, les amis sont dispersés, Dora est seule
depuis longtemps. Cependant, dans son répertoire, elle recopie presque
pieusement les adresses et numéros de téléphone des années 30. Ainsi, Eluard
apparaît-il encore, alors qu’ils se sont perdus de vue, et qu’il a déménagé. Le
poète a pris le parti de Dora contre Picasso, puis, tout à son deuil, s’est
éloigné. Brigitte Benkemon inspecte systématiquement chaque entrée : qui
est ce Dubois ? Ce n’est pas un artiste, c’est un ami de Cocteau, un
habitué du cercle surréaliste. Il est sous-directeur à la Sûreté, a évité la
déportation à Jean Genet. Benkemoun avoue : « Grand policier par
hasard, mondain par goût et curiosité, ami par fascination des plus brillants
artistes de son époque : Cocteau, Gide, Mauriac, Chanel, Poulenc, Camus…
Ce Dubois me passionne. J’en finis par oublier le carnet. » Il ne dure
qu’un temps, cet oubli, mais il s’explique aisément : ces quelques
feuilles récupérées par hasard ouvrent sur des mondes qui se recoupent et
divergent.
De toutes les
figures suggérées par le carnet et évoquées dans le livre, certaines se
détachent plus nettement, et pas forcément les plus connues. Un peintre
aujourd’hui oublié, un plombier qui a installé la salle de bains chez Picasso,
un vétérinaire. Le moment le plus émouvant du livre, sans doute, est celui qui
réunit Brigitte Benkemoun et Claude Picasso, fils de son père et de Françoise
Gilot. Dans ces quelques pages, on entend Brigitte Benkemoun qui se reproche de
prêter à Dora les sentiments qu’elle-même aurait pu éprouver, et l’on apprend
que Claude a fait la connaissance de Dora après la mort de son père, et que
chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des fleurs. Car, bien sûr,
même s’il n’apparaît pas dans les entrées du carnet, Picasso est partout
présent : partout dans le livre, partout dans la vie de Dora Maar. Il l’a
rendue folle, ou a accentué sa folie. Il l’a à la fois éteinte et
« allumée ». Elle est une
survivante de Picasso – et elles ne sont pas nombreuses – et en même temps,
elle est morte, ou tout comme, à la rupture.
Celle qui aura
séduit le génie de son siècle en jouant du couteau entre ses doigts jusqu’à
s’en faire saigner, celle qui avait gommé le « théo » de son prénom
officiel Théodora, est devenue bigote, antisémite. Paumée et perdue. Abandonnée
de tous ou à peu près. Mais obstinée à sa façon. Irréductiblement debout,
invivable mais en vie. Quand celui qui, finalement, est à l’origine de ce
livre, quand le compagnon demande à l’auteur : « Est-ce que tu as
fini par l’aimer ? » la question semble s’adresser également au
lecteur. Et la réponse est sans doute la même que celle que donne Brigitte
Benkemoun : « J’ai aimé celle qui tient ce carnet. » La Dora Maar
d’après 1951 suscite moins d’empathie…
Oui, ce livre est
une merveille, par sa genèse et son traitement. Il ressuscite un pan d’histoire,
intime et historique. Il est très personnel, dans la démarche de recherche et dans
la projection. Il est aussi la preuve tangible, sans doute, que les temps ont
tourné : la fascination de la découverte du carnet tient peut-être,
avant-tout, à la main qui y a tracé les noms, adresses, et numéros de
téléphone. Une écriture, vraie, réelle. Pas une typographie comme sur les
listes de contacts dans nos smartphones.