jeudi 19 septembre 2019

Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates


Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains (A Book of American Martyrs, 2017), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 5 septembre 2019, 864 pages. 

Le martyr est celui dont la mort porte témoignage. Pour le roman qui paraît ce mois-ci en France, Joyce Carol Oates reprend et transforme le titre d’un livre du XVIème siècle traitant des martyrs chrétiens depuis l’avènement du christianisme, et singulièrement des protestants anglais sous le règne de Marie Tudor. Dans le roman de Joyce Carol Oates, il est également question d’une guerre de religion, absolument contemporaine, se déroulant ici et maintenant aux Etats-Unis :

« Votre mère comprenait, je crois. Jenna a toujours compris. Mais elle était incapable de convaincre Gus… Personne ne le pouvait.
           Qu’il y avait une guerre religieuse aux Etats-Unis pour le cœur et l’esprit des citoyens… des électeurs ».

Le Gus dont il est fait mention dans la citation ci-dessus est le Dr Augustus Voorhees, médecin engagé dans le droit à l’avortement et la défense des droits des femmes, qui meurt, dès les premières pages du roman, assassiné par Luther Dunphy. Lequel Dunphy sera condamné à mort pour son acte. Laquelle de ces deux-morts porte-t-elle témoignage ? Et de quoi ? Un livre de martyrs américains est une sorte d’état des lieux de la situation politique et sociale des Etats-Unis, à la toute fin du XXème siècle et à notre époque toute récente. L’assassinat du Dr Voorhees a lieu en novembre 1999. On se souvient sans doute de l’assassinat, en 2014, du Dr Georges Tiller dans une église du Kansas, en plein office religieux. On ne peut oublier que, ces derniers mois, des lois anti-avortements ont été discutées dans certains états de l’Amérique, avec des propositions aberrantes visant à punir de mort les femmes qui auraient interrompu leur grossesse, ce qui est le paradoxe ultime pour ceux qui se disent pro-life et défenseurs de la vie à tout prix. On marche sur la tête, ce n’est plus à prouver. La question de l’avortement est une question avant tout politique. Comment parler de démocratie lorsqu’une partie de la population est soumise à une évidence biologique ? Je ne sais plus qui a dit que si c’était les hommes qui tombaient enceints, le droit à l’avortement serait généralisé depuis longtemps, et que l’on pourrait avorter dans les stations-services. Comme le droit à la contraception, le droit à l’avortement concerne le corps des femmes. Et concerne, donc, la moitié du corps des démocraties. Pour ce qui est du sort des femmes hors démocratie, on sait ce qu’il en est, hélas…

C’est la première fois, il me semble, que je râle à la lecture d’un roman de Joyce Carol Oates. L’auteur ne prend pas parti, et traite les deux familles concernées par l’assassinat du même point de vue romanesque et narratif, du même non point de vue, donc. Si Joyce Carol Oates, dans son roman, ne prend pas parti, c’est que son intention n’est pas de désigner des coupables et des victimes, mais de montrer comment fonctionnent les Etats-Unis aujourd’hui. D’une certaine manière, par un biais particulier, elle nous montre, nous expose, l’Amérique à l’ère de Trump. Celle que l’on n’a pas voulu voir, ni même envisager, lors de la campagne électorale. Non pas une Amérique « profonde », mais une Amérique réelle. Le poids des églises, le sentiment que l’on acquiert la liberté en se repliant, l’envie et le besoin d’être guidé par Dieu ou un président-guide qui véhicule et met en place des idées qui valorisent quand on se sent déclassé, qui confortent des convictions que l’on pense infrangibles, voilà ce qui se lit, dans Un livre de martyrs américains. Pour la lectrice et le lecteur français, ce roman est sans aucun doute une prise de conscience. Bien sûr, nous savons que rien n’est jamais acquis, et que les lois visant à l’amélioration de la vie des femmes sont les premières, en général, à être remises en question, surtout en temps d’instabilité économique. Simone de Beauvoir nous a alertés il y a longtemps, déjà. Ce roman est une prise de conscience sur une certaine vérité américaine, que les films et séries US atténuent plus ou moins. Dans les Etats-Unis que Joyce Carol Oates met en scène, certains de ses personnages associent l’athéisme au socialisme et considèrent que les défenseurs des droits des femmes sont de dangereux subversifs. Et puis les enfants, soudain, font entendre leur voix.

Augustus Voorhees est marié à Jenna, ils ont eu deux enfants, en ont adopté un troisième. Une petite Chinoise victime de la politique de l’enfant unique. Voilà une famille humaniste, contrainte de déménager souvent, dont le père vit sous la pression constante des manifestations pro-life devant son cabinet, dont les enfants, et singulièrement la fille Naomi, sont victimes de vexations à l’école car ils sont les enfants de l’ « avorteur ». Qu’est-ce que ça signifie, être fille d’avorteur ? Luther Dunphy, l’assassin du Dr Voorhees, est un petit Blanc violent dans son enfance avec les filles, qui fonde une famille et suit des cours pour devenir pasteur, mais son bagage scolaire ne lui permet pas de lire avec attention et d’envisager toutes les implications des prescriptions de l’Evangile. Traumatisé par un accident de voiture dont il n’est pas responsable, et dans lequel a péri son dernier enfant – une petite fille trisomique de 3 ans – il traîne sa culpabilité comme un poids incandescent. A l’église qu’il fréquente – les églises, aux USA, dispensent des enseignements qui ne dépendent que de leur pasteur – il est facilement endoctriné. Luther n’est pas un activiste. Mais un matin, il prend sa carabine, et va tuer Augustus Voorhees. Sa fille Dawn, en miroir de Naomi, la fille de Voorhees, tentera de comprendre son père, et son geste.

C’est là que le roman repose la question du martyr. Ce sont les enfants qui paient pour les fautes des pères, comme dans toute bonne tragédie. Mais quelle est la faute originelle ? Le roman n’adopte pas de point de vue – et là, ça coince : les deux pères sont des assassins. Un assassin d’enfants d’un côté, un assassin de tueurs d’enfants de l’autre. Mais Augustus Voorhees n’est pas un assassin, alors que Luther Dunphy, oui. (Je prends ici la position de la lectrice humaniste, française, vivant dans un pays laïque, et pour qui Simone Veil est l’héroïne politique qui a tenu tête aux quolibets et aux insultes de l’assemblée nationale au cœur des années 70). Le roman de Joyce Carol Oates semble poser des questions d’un autre temps, et d’ailleurs cela est mentionné dans le texte, tout doucement, comme à bas bruit, il est dit que l’on se croirait en 1955, ou en 1935. Mais c’est ici et maintenant. La quête des filles de la victime et de l’assassin, de Naomi Voorhees et de Dawn Dunphy – j’assume ces dénominations de victime et d’assassin, alors que le roman ne tranche pas – est une marche en avant qui bute sur la question de la peine de mort. L’exécution d’un membre assassin de la mouvance pro-life est une tautologie, pour le moins, au cube. Exécution – consentie – de l’assassin qui a tué un homme qu’il considérait comme un assassin d’enfants.

Le bandeau rouge entourant Un livre de martyrs américains proclame « Le livre le plus important de Joyce Carol Oates », citant le Washington Post. Pas sûr… La lecture de ce roman requiert à la fois une forte faculté de recul et une bonne connaissance du terreau étatsunien contemporain. Hors du texte, on connaît les convictions de JCO, et si elle ne s’est jamais déclarée féministe, elle a toujours, dans ses déclarations, pris le parti des femmes et montré des positions progressistes. Un livre de martyrs américains paraît « désengagé », les convictions des protagonistes, et singulièrement celles de Dunphy, ne sont pas discutées ni, me semble-t-il, mises en perspective. Voilà un roman effrayant, âpre, dont la lecture ne provoque aucun plaisir. On m’opposera que la littérature se doit de provoquer autre chose que le simple plaisir du lecteur. Mais… là… j’ai refermé le livre bien avant la fin, et décidé de m’en désintéresser. Parce que cette lecture n’a provoqué en moi rien d’autre que de la colère. Sur le sujet même, et sur son traitement.