Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration
avec Virginie Neufville
Joël Baqué, La Fonte des glaces,
éd. P.O.L, août 2017, 288 pages.
Voilà un roman
comme on en lit peu, qui s’inscrit dans une veine décalée, entre loufoquerie et
étude de mœurs. Un grand bol d’air frais – et plus que frais – en cette rentrée
littéraire.
Louis est veuf,
sans enfant, retraité. Il s’ennuie dans son pavillon, il vivote selon une
routine parfaite : prendre le café au bistrot le matin, puis s’asseoir sur
un banc face au port de Toulon. Un jour de brocante, alors qu’il ouvre la porte
d’une armoire flamande pour en inspecter l’intérieur, il tombe nez à bec avec
un manchot empereur empaillé. C’est le début d’une aventure ahurissante, qui commence
doucettement par l’installation dudit manchot dans le grenier du pavillon
toulonnais réfrigéré, se poursuit dans les glaces polaires et finit en
apothéose marketing sur le business des icebergs. Ce roman a quelque chose des
meilleurs films des frères Coen dans la succession d’épisodes de plus en plus
foldingues mais découlant les uns des autres avec une logique imparable, et
peut faire aussi penser, parfois, à Gros
Câlin de Gary/Ajar. La solitude du personnage principal le conduit à
s’attacher à un animal empaillé, à lui dénicher onze autres copains sur
internet, à passer ses journées auprès de ce qu’il appelle sa « Dream
Team » : Louis, emmitouflé dans ses moon-boots et dans son anorak
pour affronter le froid de son grenier transformé en banquise – alors que
dehors, à Toulon, il fait un cagnard à tout casser – est un être en devenir, et
il ne le sait pas encore. Il végétait dans sa Provence, il va découvrir le
monde, et le monde va le découvrir.
Une telle
histoire, déjantée et tendre, ne tiendrait pas sans le style. La langue de Joël
Baqué est parsemée de trouvailles, de surprises, et coule sans affèterie. La
vie de Louis nous est donnée de sa naissance à sa vieillesse, dans des épisodes
marquants parfaitement enchaînés, écrits sur le ton de l’humour mais au plus
près de la fragilité du personnage. Louis est né en Afrique « d’une mère
carcassonnaise et d’un père comptable », père qui mourra sous les pattes
d’un éléphant. Adolescent, il est amoureux de Chantal Garage, à qui il dédie des
raps sirupeux – si l’on peut parler ainsi – puis il épouse Lise, avec qui il
tiendra une charcuterie à Toulon. Homme simple, aimant les plaisirs, épanoui
dans son métier, il n’a rien d’un aventurier. Pourtant, quelque chose en lui
sommeille, qui ne s’est pas encore manifesté. La découverte du manchot empereur
empaillé sert de déclic. Il ne suffit pas de rester enfermé au grenier, il faut
aller sur le territoire du paradis blanc. Et le voilà au pôle sud, silhouette
improbable revêtue d’une combinaison orange, pelant de froid sur une
moto-neige :
« Il a fait ce qu’il fallait pour être là, dans la patrie du manchot empereur, après s’être posé maintes questions d’ordre pratique mais aucune sur la nécessité profonde de ce voyage au bout du froid. Just do it, aurait-il pu dire. Il s’était transporté de Toulon en Antarctique en plusieurs étapes physiques mais d’un seul jet mental, comme il offrait jadis un bouquet de persil aux clients sans y penser, parce que c’était la chose à faire. »
Le style de Joël
Baqué ne tient pas seulement au maniement de la langue, il réside aussi dans
l’évitement soigneux de la sensiblerie. Il aurait été facile de décrire selon
des canons larmoyants la solitude d’un veuf provençal qui s’ennuie. Baqué donne
à son personnage un destin de messie, et le roman est écrit comme un évangile
irrévérencieux. Ce petit homme, dont la caractéristique première est de
dodeliner de la tête parce qu’il ne sait pas toujours quoi dire, est pris dans
la parade amoureuse d’une manchote sur la banquise du pôle sud, mange des
biscuits soviétiques revenus dans la graisse de phoque, se retrouve au nord du
nord sur un chalutier qui chasse l’iceberg pour en revendre l’eau à des prix
prohibitifs, traverse un trip d’acide sans bien s’en rendre compte, et devient
une icône mondiale. Si c’est pas un destin, ça…
Le lecteur suivra
avec délice les aventures de Louis, et découvrira des personnages annexes d’un
comique jubilatoire. La commercialisation des banquises – l’eau préhistorique !
–, la mise en place d’un business plan redoutable et d’une communication très XXIe
siècle ajoutent une note moqueuse et tonique au roman.
*
NB : Je ne
connaissais pas cet écrivain, et je m’en vais découvrir de ce pas tous ces
ouvrages antérieurs…