Kerstin Ekman, Crimes
au bord de l’eau (Händelser vid vatten, 1993), traduit du
suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Actes Sud, 1995 et collection
Babel noir, 2007.
Pour Marie-Hélène G.
Il y a des lectures lentes.
Lentes parce qu’elles s’adaptent au rythme de la narration, en suivent chaque
courbe, chaque circonvolution. Lentes parce que la précipitation d’une lecture
avide sonnerait comme une trahison. Crimes
au bord de l’eau requiert l’adhésion à la lenteur. Adhésion, pas
soumission. Ce roman suédois est à peine un roman policier, bien qu’il soit
publié en Babel noir. Il en adopte les codes a minima – deux crimes, puis un
autre, à des années de distance. Il s’en écarte par l’itinéraire dessiné par
l’auteur, itinéraire social et psychologique, hors toute enquête policière. Crimes au bord de l’eau est une déambulation dans un univers mental
et géographique. Kerstin Ekman écrit sur le fil de la sensibilité de ses
personnages et du paysage dans lequel elle les fait évoluer. Ce roman est un
tableau, qui condense le temps et l’espace, sur lequel l’œil du
spectateur-lecteur se perd et se retrouve, fasciné.
Annie décide de tout
quitter et de rejoindre l’homme qu’elle aime – que son corps appelle et aime.
Annie est prof, le jeune homme a été son élève. Il vit dans une communauté
post-hippie où l’on fabrique des fromages de chèvre et où l’on partage à peu
près tout, y compris les lieux où l’on dort. Annie a tout quitté, a emmené avec
elle Mia, sa fille de sept ans. Elles montent vers la communauté, vers le nord,
le plus au nord possible, près de la Norvège. A leur descente de car, elles ne
comprennent pas que l’on est venu les chercher, les accueillir. Elles ne savent
rien, encore, du mode de vie de la communauté. Le beau jeune homme n’est pas
là, alors Annie pense qu’il s’est trompé de nuit de la Saint Jean, car cette
nuit particulière a deux dates possibles. Que faire ? Suivre la route du
désir. Il faut arriver là où l’on a décidé de vivre. La mère et la fillette
s’enfoncent dans la forêt et, perdues, épuisées, découvrent un crime :
sous une tente, un jeune homme et une jeune fille ont été assassinés.
Le jeune Johann a été jeté
dans un puits par ses frères. Il remonte à la surface et emporte avec lui l'anguille qui l'a effrayé dans le noir de la prison du puits. Il décide de ne pas rentrer chez lui. C’est impossible. Fuir est la
seule issue. Une femme le recueille, l’initie à l’amour physique, le séquestre
sous prétexte de le protéger. Birger, le médecin, voit sa compagne s’éloigner,
entre hystérie et détermination. Elle, elle tisse. Pense continuer à tisser au
sein de la communauté, là où l’on trait les chèvres. Là où Annie, et Mia, vont
vivre. Durant cette nuit de la Saint Jean, cette nuit particulière des zones du
nord extrême pendant laquelle le soleil ne se couche pas, les personnages se
croisent sans se voir, mentent sur leurs déplacements, comme somnambuliques, insomniaques
ou amnésiques. Qui a assassiné les deux jeunes gens sous leur tente ?
Les années passent, et les
cartes sont redistribuées. Mia a grandi, sa mère Annie a vieilli, le docteur
Birger aussi. Le crime de la Saint Jean n’a pas été élucidé. Johann et Mia se
rencontrent et s’aiment. Le ventre de Mia s’arrondit. Annie est retrouvée
morte, dix-huit ans après le crime sous la tente. Birger et Annie s’étaient mis
ensemble. S’aimaient. Johann, Mia et le médecin s’interrogent sur la mort
d’Annie. Est-ce un assassinat ? Lié aux morts sous la tente ?
Ce n’est pas tant le crime
que le sens de la vie et de la mort qui est interrogé dans ce roman éblouissant
de maîtrise et de retenue. La mort, son absurdité et son caractère inéluctable,
au moment le plus intense d’une vie pleinement comprise et acceptée. Les
assassins, au fond, ont peu d’importance. Ils répondent à des motivations sociologiques
et psychologiques de peu d’envergure, et les motifs qu’ils dessinent suivent
les courbes de vies étranges, en marge du mythe. Le gros bêta et la mère
protectrice-castratrice versus la mère émancipatrice et l’ado émancipé.
Crimes au bord de l’eau est
un très grand roman. A la fois sinueux et d’une linéarité implacable. Les
trajectoires des personnages suivent au plus près les méandres du corps et de
l’esprit, dans une sensualité affirmée. Mais ce n’est pas tout. Le décor est
d’une importance fondamentale, la forêt et les lacs sont décrits sous l’angle
de l’implacabilité, l’humanité et la géographie s’épousant et se repoussant dans
une oscillation déroutante de cohérence. On n’en dira pas plus ici sur la mort d’Annie,
et des jeunes gens sous la tente, dix-huit ans plus tôt. De façon merveilleuse,
associant le passage d’un OVNI et la découverte d’une motocyclette, la vérité
se fait jour. Vérité policière, écologique et familiale, sur fond de
particularisme ethnique. Résolution terrible et factuelle.
La dénomination de
« polar nordique » ou « polar scandinave » regroupe des
réalités littéraires divergentes. Kerstin Ekman, à l’évidence, se situe bien
au-dessus d’une production certes de qualité, mais parfois calibrée. Loin des intrigues
convenues, Crimes au bord de l’eau
brasse des motifs essentiels. Philosophiques, narratifs et littéraires.
*
NB 1 : p. 231-233 de
l’édition Babel, on trouvera l’évocation d’un épisode que je qualifierai de
« mystique sans dieu », pour reprendre l'expression de Jean Claude Bologne. « Je suis allongé et je ferme les yeux, je crois.
C’est alors que ça arrive. Comme une lumière venue de l’intérieur. Comme comme
comme… En tout cas comme une sensation lumineuse. Pas dans les yeux. Dans le
corps. Comme si mon corps grossissait sous l’impulsion de la lumière. Je suis
au centre. Je sais tout. Pas en mots. Béat. » On se réfèrera, pour ce passage particulier et fulgurant, au Mysticisme athée (éd. du Rocher, 1995) et à Une mystique sans dieu, (éd. Albin-Michel, 2015) de Jean Claude Bologne.
NB 2 : Le nom (inconnu
de la police) d’une des victimes du crime sous la tente est donné par une enfant à sa poupée. Les enfants savent. Ne
verbalisent ni ne lexicalisent, mais savent.
Je tiens de source sûre (amicale, et indévoilable ici) que le nom que l’on
donne à ses poupées est toujours lié au crime (dans toutes les acceptions du
terme) des adultes en général, et des parents en particulier.