Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Iván
Repila, Le puits (El niño que robó el caballo de Atila,
2013), traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud, éd. Denoël, 2014 et éd.
10/18, mai 2016.
Deux frères – le Grand et
le Petit – se retrouvent au fond d’un puits. Impossible d’en sortir en se
hissant le long des parois. Impossible d’atteindre la margelle, même si l’un
des enfants monte sur les épaules de l’autre. Il va falloir trouver un
stratagème. Et, avant tout, se débrouiller pour ne pas mourir de faim. Oh, les
enfants ont bien avec eux un sac de nourriture, oui mais voilà, la mère a
interdit qu’on y touche, et donc… pas question de désobéir à maman.
Une telle histoire courant
sur une centaine de pages ne peut qu’être symbolique, et signifier autre chose
que ce qu’elle raconte. Sinon, l’exercice est vain. Le Puits n’est pas un conte merveilleux – il y manque la dimension
de l’inconscient, me semble-t-il – et il ne s’agit pas non plus d’une version
horrifique du Petit Prince ou de Jonathan Livingstone le goéland, nulle
vision humaniste ne se cachant ici sous les apparences du conte pour enfant. Et
puis, Le Puits n’est pas pour les
enfants. Cherchons ailleurs une interprétation possible à cette situation de
départ : deux enfants livrés à eux-mêmes au fond d’un trou, avec
interdiction de toucher au panier à provision.
Ecartons tout d’abord la
version philosophique. Le puits n’est pas la caverne platonicienne, et le fond
du sujet ici n’est pas l’accession à la connaissance. Revenons un instant sur
les contes de fées, pour envisager, peut-être, un début d’histoire lorgnant
vers Le Petit Poucet. Car enfin, que
font les parents ? Ont-ils jeté leurs fils dans une espèce de fosse, comme
les bûcherons partaient perdre leur
progéniture au fin fond de la forêt ? Et ce sac de nourriture auquel on ne
doit pas toucher, ne rappelle-t-il pas la galette et le pot de beurre du Petit Chaperon rouge ? D’ailleurs,
on croise quelques loups dans cette histoire, mais ils ne parviennent pas à
dévorer les petits humains. Mais, à part ces vagues ressemblances, Le Puits, décidément, ne s’inscrit pas
dans cette veine. Peut-être faut-il se tourner vers l’allégorie économique.
Pour survivre sans toucher aux vivres interdits, les enfants mangent des
insectes et des racines. Dans le sac à portée de main, mais intouchable,
« il y a une miche de pain, des tomates séchées, des figues et un morceau
de fromage ». Le Grand, violemment, explique – mais quelle explication
est-ce là ? – que « le sac n’est pas la bonne solution » et
menace de tuer son frère si jamais il repense à enfreindre le précepte de base.
On ne touche pas au sac, donc. La répartition des insectes et des racines est
strictement calibrée : la majeure partie de la ration pour le Grand, la
portion congrue pour le Petit. Le Petit rêve et se raconte des histoires, le Grand
entretient son corps par des exercices quotidiens. Le corps pensant est
sacrifié au profit des muscles. Mais ce n’est pas si simple. Le sacrifié n’est
pas celui qu’on pense.
L’histoire s’ouvre et se
clôt sur le même motif : la solution pour sortir du puits. Echec au début,
réussite à la fin. Enfin, réussite,
entendons-nous. Là encore, ce n’est pas si simple. Qui est sauvé ? Le
Petit ? Le Grand ? Les deux ? On ne le dira pas ici. On restera
sur un malaise, qui tient autant au déroulé de l’action qu’aux rapports entre
les frères. Violence des gestes et des mots.
Les épigraphes – de Margaret Thatcher et de Bertolt Brecht – plaident pour l’interprétation
politico-économique du Puits. La
citation de Thatcher est basée sur la répartition pauvres/riches – « si
les [riches] étaient moins riches, les pauvres seraient, selon toute
probabilité, encore plus pauvres » – tandis que la citation de Brecht
évoque le soulèvement – « Je vins parmi les hommes au temps de la révolte
/ Et je me suis révolté avec eux. » Le roman a été publié en Espagne en
2013, soit deux ans après les débuts du mouvement des Indignados, le 15-M. Le Puits est une histoire qui fait mal,
qui évoque la solidarité et la fraternité, et dont la résolution
est, pour le moins, assez désespérante.
Un texte énigmatique. A la
fois contemporain et renvoyant à une imagerie médiévale dénuée de connotation
religieuse. Une histoire violente, à déchiffrer.