Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Catherine Lacey, Personne ne disparaît,
traduit de l’anglais (USA) par Myriam Anderson, Actes Sud, février 2016, 268
pages.
Parce qu’un poète auquel
elle vient d’être présentée dans une soirée griffonne sur un papier son adresse
en Nouvelle-Zélande en lui disant qu’il a une chambre pour elle, au cas où elle
voudrait se dépayser, Elyria quitte son mari et abandonne sa vie de scénariste
de soap-opéra. Bye bye New-York, hello Wellington. Le roman est un road-movie,
Elyria parcourt le pays avec son sac à dos et ses tennis, jusqu’à arriver chez
son hôte, qui s’étonne tout de même de voir débarquer cette fille qu’il
n’attendait pas. Le séjour sera de courte durée, mais le voyage continue.
Road-movie, oui, sans aucun
doute, mais le lecteur voyage autant sur le sol néo-zélandais que dans la tête
d’Elyria. Cette jeune femme de trente ans analyse sa vie, passée et présente,
avec une acuité désarmante, humoristique et sensible. A l’évidence, quelque
chose ne tourne pas rond dans sa vie. Dans sa tête aussi, peut-être. Par
exemple, elle a épousé le professeur de sa sœur suicidée. Un peu limite, comme
situation. Sa mère a peu veillé sur ses enfants, plus occupée à boire qu’à se
pencher sur leur éducation. Le père ? Ah oui, au fait, il n’y a pas de
père. L’écriture ? Ah oui, tiens, elle est douée pour ça, Elyria. C’est un
éditeur qui le lui dit, et qui lui commande même un roman. Mais elle, elle veut
rester cantonnée à ses soap-opéras, où les situations quotidiennes ou
improbables sont tragi-comiquement amplifiées. Ça lui va.
A première vue, on pourrait
classer Personne ne disparaît dans la
catégorie « chick lit ». Mais on est loin, dans l’écriture, de Bridget Jones. Si la situation de base –
le mal-être d’une trentenaire – peut le laisser penser, Catherine Lacey dépasse
largement le genre, en donnant à son héroïne une épaisseur quasi métaphysique. La
pensée, ici, est une spirale. Sautant d’un fait à l’autre, faisant correspondre
des situations apparemment sans lien, Elyria cherche à donner un sens aux
événements, et à sa vie. Elle n’est rien venue chercher en Nouvelle-Zélande, et
il n’est pas si sûr qu’elle ait voulu fuir de New-York. Le sac à dos et les
tennis usés jusqu’à la corde sont à la fois un déguisement et une armure. Petit
chevalier errant à la seule conquête d’un déchiffrement intime, elle traverse
des terres, des villes et des villages que les habitants du lieu s’ingénient à
lui présenter comme dangereux, mais elle est comme préservée des périls, des
assassinats, des arnaques.
Personne ne disparaît est
le premier roman de Catherine Lacey. L’auteur parvient à conjuguer réactions
épidermiques et apathie apparente. Un roman très réussi.
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Extrait :
« Il y avait une cafétéria de l’autre côté de la rue et je suis entrée et j’ai pris un box pour moi toute seule. J’ai fixé le menu et je n’ai pas pensé à mon mari. J’ai fixé le carrelage du sol et je n’ai pas pensé à où j’étais ni pourquoi j’étais là. Une serveuse est venue vers moi et je lui ai dit ce que je voulais manger, ce qui m’a soudain paru un truc vachement personnel à dire à une inconnue, les choses que vous étiez sur le point de transformer en votre corps. Elle m’a demandé si je voyageais tout seule et j’ai dit que oui et elle a dit, Waouh, choueeette, vous êtes une petite chose courageuse, vous vous sentez pas trop seule au moins ?, et j’ai souri avec beaucoup de douceur et je n’ai pas balancé la salière à travers le restaurant. »
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